Plus de deux heures durant, l'émir national de l'ancienne AIS a accepté de nous recevoir dans sa maison à Kaous, et de répondre à bâtons rompus à l'ensemble de nos questions. Il a, ce faisant, rendu destinataire notre journal de nombreuses révélations et analyses que le lecteur découvre ici pour la première fois. L'AIS, contrairement aux affirmations de certains, détient bel et bien un accord écrit. Les contacts entre elle et les plus hautes autorités du pays avaient commencé dès 1994. Mezrag, qui ne cache pas sa sympathie pour le président Bouteflika, explique pourquoi les gens de l'AIS jouissent de leurs droits civiques et politiques, ce qui n'est pas le cas pour l'ensemble des dirigeants de l'ex-FIS, qui ont fait de la prison. Mais avant d'enchaîner sur quoi que ce soit, Madani Mezrag a tenu tout d'abord à «relever l'immense pouvoir dont jouit la presse et qui, bien souvent, est ignoré par elle». Selon lui, en effet, «un article, une analyse ou une déclaration, venu au bon moment et bien perçu par le bon décideur, peut changer pas mal de choses par rapport au cours général des événements». Pour ce qui est de sa vision politique globale des choses, notre interlocuteur commence par souligner que «les choses ont énormément changé depuis la grande victoire du FIS, début 90». Explication: «Plus de dix ans après, avec les terribles drames que nous avons vécus, il serait tout simplement ridicule de continuer à revendiquer la reprise du processus électoral, interrompu par le pouvoir en janvier 1992. Les questions relatives aux disparus, à la prise en charge des victimes de la tragédie et des frères descendus des maquis sont pour nous des questions purement techniques. Je refuse même d'en parler. Ce serait pour nous une simple diversion. Ce qu'il faut, c'est une décision politique courageuse et globale. Le reste suivra automatiquement. Tout le reste n'est que «bricoles» (en français dans l'entretien)». Mais à notre question de savoir en quoi pourrait consister cette fameuse décision politique courageuse, Madani Mezrag indique que «les décideurs n'ont pas réussi à dissoudre le FIS avec leur décision de justice. Il est toujours présent par son esprit et ses idées au sein de la société algérienne». Mezrag, qui continue de parler d'antagonisme entre deux projets de société distincts, évoque en images les choses ainsi: «Imaginons que l'Algérie soit un père gravement malade. Les islamistes, prêts à tout pour le soigner, quitte à se sacrifier eux-mêmes, lui ont administré un médicament qui a, hélas, aggravé son cas. Les laïcs, en voulant le tuer en l'empoisonnant, ont utilisé un produit qui a été du meilleur effet sur sa santé.» Mezrag, qui reconnaît que la responsabilité de ce qui s'est passé incombe aussi bien au pouvoir de l'époque qu'à la direction politique de l'ex-FIS, relève que «c'est à notre corps défendant que nous avons été amenés à protester par la parole, puis par les armes». Ce qui, selon lui, «ne remet pas en cause le nationalisme de la mouvance islamiste en Algérie». Mezrag, qui indique ne pas vouloir soutenir les projets d'amnistie générale et de réconciliation nationale avant que leur contenu ne soit divulgué, estime que «le président Bouteflika, pour réussir son programme, a besoin du soutien de la mouvance islamiste qui constitue la majorité de la population algérienne». Revenant sur les années de violence, Mezrag révèle que «même si le recours aux armes a été volontaire, à un certain moment, les événements ont échappé à notre contrôle. A celui du pouvoir aussi, c'était la période des grands massacres». Il ajoute que «depuis le début, nous nous en sommes démarqués et les avons même combattus. Ces horribles dérives nous ont poussés à chercher coûte que coûte une solution. Je révèle ici, pour la première fois, que le pouvoir a commencé à prendre contact avec nous dès 1994». Les concessions de l'AIS, selon son ancien émir national, ont fait que «nous avons refusé la présence de deux armées au sein d'une même République. D'où la dissolution de l'AIS. Nous avions aussi, à cette époque, largement les moyens d'internationaliser la question algérienne. Une éventualité que nous avons toujours soigneusement refusée et évitée». Quant à l'accord à proprement parler, Mezrag est formel: «Nous avons un écrit officiel. Il y a beaucoup d'engagements écrits et verbaux.» Or, «sans honnêteté et volonté, les écrits les plus officiels qui soient ne ont que de l'encre sur du papier. Une partie du pouvoir a pris des engagements très fermes envers nous. Nous ne dévierons pas de notre voie tant qu'ils ne le feront pas eux-mêmes. Cela même si beaucoup de retard a été pris dans la concrétisation de notre accord. A titre d'exemple, la fameuse amnistie générale devait être décrétée en 1998. Elle a donc accumulé un retard de sept longues années». Il ajoute que «jusqu'à ce jour, je ne comprends pas les raisons de notre élimination. Nous avons revendiqué le retour aux valeurs, la justice sociale, une meilleure distribution des richesses et n'avons jamais exigé l'application de la chariaâ, comme le prétendent certains. Nous sommes fermement attachés à l'unité de la nation à la révolution algérienne, au drapeau national, à notre langue et à notre religion. Nous sommes des nationalistes et n'accepterons jamais de collaborer avec les étrangers, à commencer par la France». Quant au grand projet présidentiel, Mezrag révèle que «nous avons été approchés par des gens qui défendent la réconciliation nationale et l'amnistie générale afin que nous fassions campagne à leurs côtés. J'avoue que je suis tout simplement étonné de les voir agir de la sorte alors qu'ils ne connaissent pas encore le contenu de ces deux projets. Feront-ils marche arrière s'ils apprennent que cela implique, notamment, le retour au week-end universel ou bien ne cherchent-ils rien d'autre qu'à se replacer à la faveur de cette campagne ? Une chose est sûre, comme nous l'avons confirmé à la faveur de nos questionnements précis : ces gens naviguent à vue, et ne jouissent du soutien et de la protection d'aucune institution forte et crédible de l'Etat. Pour notre part, il est hors de question que nous nous prononcions avant de connaître le contenu exact de la réconciliation nationale et de l'amnistie générale». Mezrag, qui pose la problématique en termes politiques précis qui ne sont pas loin de rappeler les thèses des réconciliateurs signataires du contrat national, estime que «dans le cas contraire, hélas, je crains fort qu'on n'en finisse jamais avec cette tragédie». Il ajoute que «c'est pour cette raison, du reste, que nous avons poliment, pour le moment, rejeté, toutes les propositions qui nous ont été faites en vue de mener campagne en faveur de la réconciliation nationale et de l'amnistie générale. Nous demandons à voir d'abord...».