«En 1997, j'ai trouvé plus de deux cents logements attribués par mon prédécesseur.» Les journées du vendredi et celle d'hier ont vu Tayeb Laoufi, directeur de l'agence foncière d'Oran, poursuivi pour dilapidation de fonds publics, être pris à la gorge par le PG qui lui portera l'estocade en lui rafraîchissant la mémoire: «Vous n'allez tout de même pas tenter de nous rembarquer en éludant certains faits compromettants ? A propos du changement étrange de destination d'un lot de terrain ayant été affecté en 1979 au ministère des P et T, à l'époque. Certes, il a été revendu à l'agence foncière, mais il y a eu une deuxième main : la société Méditerranée. Voulez-vous nous donner le nom d'un actionnaire?» L'accusé se tait. Il est livide. Sa face passe au jaune citron. Il sue. Même son port n'est plus droit. Alors, le PG assène : «C'est ton père, l'actionnaire.» L'accusé ne se relèvera plus. Puis ce fut au tour de Frik qui n'est plus l'accusé principal, et c'est l'arrêt de renvoi qui fixe les observateurs. On parle de complicité de dilapidation de fonds publics. Avec la permission d'Ania Benyoussef, la présidente, très bien épaulée ce vendredi par ses deux conseillers, Frik parle, parle, parle. Cela lui fait du bien car les coaccusés ont tout mis sur son dos. Heureux que l'on daigne enfin le suivre dans son monologue et c'est fair-play. De suite, il parle de complot ourdi par des «princes» de la subversion. Il estime être victime tout comme la justice. Kahoul, le PG proteste: «Madame la présidente, il faut des Q-R sous votre conduite. Nous n'avons pas besoin d'écouter des actes de bravoure.» Benyoussef, en superforme, rétorque sans regarder le siège du parquet. «L'accusé est libre de se défendre comme il peut et comme il veut, mais il n'a pas la journée...», tranche souveraine la juge. C'est alors que Frik crache tout ce qui sent mauvais dans son subconscient. Il évoque un ancien ministre, un général, se plaint du comportement mauvais d'un «central». Il regrette que Kouadri Mostefaï, son collègue, l'ait poursuivi alors que ces enquêtes auraient dû être l'oeuvre d'institutions de souveraineté. Histoire de quotas Alors, là, Benyoussef est désarçonnée : une fois, elle exige des noms pas des généralités, une autre fois, elle est O.K. avec le PG qui ne veut pas que l'on cite de noms, surtout lorsque l'ex-wali d'Oran a informé le tribunal criminel qu'il a logé deux chefs de cour. «Non, vous aviez logé deux familles», rétorque le PG qui s'accrochera dix fois avec Me Brahimi, plus que vigilant. La quinzaine d'avocats était sur le qui-vive car, pour les défenseurs des accusés, il s'agit de la liberté des cadres et des citoyens qui ont fait peut-être mal leur boulot et donc ne méritent pas pour deux d'entre eux (Bachir Frik) une quarantaine de mois de détention. Les débats de ce samedi matin commencent par la... suite de l'audition de Frik, qui est prié de s'expliquer sur l'octroi des logements et des locaux commerciaux, et le fameux quota des 10% et le pouvoir discrétionnaire ainsi que les éventuelles enquêtes diligentées par les services de sécurité, la Protection civile et les services sociaux de la wilaya. «En 1997, j'ai trouvé plus de deux cents logements attribués par mon prédécesseur. La police a réalisé des enquêtes pour la seule année 1997, alors que les deux cents bénéficiaires étaient des demandeurs de 1996, 1995, 1994.» Ania Benyoussef, la juge, insiste sur le terme «besoins spécifiques». L'ex-wali répond que cela dépendait du moment, de la disponibilité et surtout cela relève - pour tous les walis - du domaine réservé du chef de l'exécutif qui intervient dans ce cadre, et dans ce cadre seulement. «Où est donc le préjudice causé au Trésor à la suite de l'attribution desdits logements ? Ces attributions et celles de l'Opgi restent dans le respect de l'article «quatre» de la loi 93-84, et donc incessibles. D'ailleurs, en partant d'Oran, plus de deux mille cinq cents logements n'ont jamais été attribués et donc pas occupés. C'est le Trésor qui a perdu des loyers. Ça, c'est de la dilapidation», explique Frik qui survole et domine le sujet. Puis l'accusé entre dans les dédales des biens vacants et leur gestion. Il ouvre même des parenthèses au sujet de l'ordonnance 66/102 et de son application. «Est-ce que la vente aux enchères des biens vacants n'existe pas?», demande la juge. - Oui, rassure Frik pour ce qui est des logements. Il n'y a aucun critère ni texte qui guide le wali dans son pouvoir discrétionnaire. A part l'article 62-020 du 24 août 1962 - protection et gestion des biens vacants - il n'y a aucune autre loi jusqu'à ce jour, samedi 23 avril 2005. Le PG veut poser une question. Benyoussef refuse. Le monologue se poursuit «Même Ouyahia s'est exclamé, en 2003, au sujet des biens des AE : depuis quand des enchères sont proclamées au sujet des biens de l'Etat?», dit Frik qui tonne: «C'est comme ça. On n'y peut rien. C'est comme ça dans notre pays.» La juge saute au cou de l'accusé: «Comment peut-on attribuer un logement à un cadre qui désire s'installer à Oran, alors qu'il y a des Oranais dans la rue?» Frik ajuste sa paire de lunettes et continue d'expliquer les démarches à suivre pour obtenir un toit ou un local commercial, puis rétorque: «Il n'y a aucune loi qui interdit à un wali d'attribuer un logement à un «étranger» de sa wilaya.» Ensuite, passant à la destination d'un logement ou un local ou un lot de terrain, Frik dit que sa responsabilité s'arrêtait à l'attribution, pas plus loin. «Mais il nous arrive d'apprendre la déviation. Que voulez-vous faire contre l'esprit de rente?», s'énerve presque Frik, qui est interrogé sur l'attribution du logement au frère de son gendre. Benyoussef, très décontractée, semble vouloir quitter le terrain «administratif» sur lequel évolue à l'aise l'accusé, pour le «pénal». «Madame, répond-il, les traits très tirés et presque appuyé sur la barre. «C'est un jeune cadre qui avait besoin d'un toit pour y fonder une famille. Il a déposé une demande. L'octroi lui a été possible sur le quota des 10%», récite Bachir Frik sans se cantonner derrière autre chose. «Il n'y a pas que ce logement», coupe Kahoul, le PG qui n'est pas dans la salle pour faire des cadeaux. Il est 10h 50. Le premier accrochage a lieu entre Me Belhachemi de la partie civile et Me Brahimi qui semble avoir signé une trêve avec le procureur qui a, lui aussi, décidé de rengainer en attendant les explications sur les autres logements. L'incident qui a mis aux prises les deux avocats d'Oran et d'Alger a tourné autour d'une décision de justice qui a débouté Christian le pied-noir, qui ignorait - tout comme le parquet - ce verdict. Mais Me Belhachemi ne l'entend pas de cette oreille. Benyoussef profite de l'accalmie qui s'est instaurée pour relancer Frik : «Pourquoi avoir attribué un logement à Houria Belabed et pas au nom du mari?» «C'est la soeur de feu le DG de l'Eplf d'Oran», réplique l'accusé qui est alors éclaboussé en plein mental par une inattendue remarque de la présidente qui avait causé vingt secondes avec Chemloul et Djamel Laïdouni, ses deux conseillers. «Accusé, le tribunal criminel note avec beaucoup de philosophie que vous étiez très près des généraux, des ministres, des cadres. Les autres Oranais ne vous préoccupaient donc pas ? Ou alors, dites-nous, convainquez-nous de la portée de votre stratégie.» Logements, terrains... «Oh non, Madame, crache Frik. Détrompez-vous. Je n'ai pas été nommé wali d'Oran à la criée. Juriste de formation, ancien DG d'une grosse entreprise, j'étais d'abord et à Oran surtout chef de chantier. Et les Oranais ont eu leur part. Jugez-en. Vingt mille lots de terrain, quinze mille logements, dix lycées, dix CEM, et j'en passe.» «Vous avez de quoi prouver ce que vous avancez?» Et Frik, tranchant de remettre les pendules à l'heure: «Les gens du pouvoir ont la mémoire courte. L'ingratitude est reine. Une fois au lendemain de l'attribution d'un gros quota de logements sur les mille cinq cents réalisés, j'ai dit au président Liamine Zeroual, qui a été très impressionné par l'accueil populaire que ces gens ne sont pas encadrés ni ramenés contre leur gré. Ces citoyens attendent de l'Etat un logement, un local commercial, un lot de terrain.» Benyoussef semble satisfaite par la mise au point de l'accusé, qui a tenu à mettre les points sur les «i» à propos de la vigilance du chef de l'exécutif. «Lorsque je vous ai affirmé, hier soir, que je n'étais pas au courant que le terrain attribué à un général et à un frère de ministre, aujourd'hui disparu, j'étais sincère. Or, une usine de chocolat était prévue sur un terrain dont on m'avait soufflé le vrai propriétaire, en l'occurrence la Sntf. J'ai agi rapidement et j'ai mis le holà en réaffectant le demandeur ailleurs.» «Pour une fois qu'on vous a dit la vérité. C'est bien», continue la juge qui passera alors. A un moment donné des audiences, on avait l'impression que n'importe quel wali en exercice qui aurait assisté à ce procès des directions exécutives, du cabinet du wali, et surtout ses prérogatives, aurait démissionné sur place. Me Mokrane Aït Larbi se lève. Il a la permission de la présidente de poser une question relative aux prises de décision quant à l'attribution de locaux commerciaux. Maîtres Brahimi et Fadel sortent la tête de l'eau à leur tour: «Où commencent et s'arrêtent les pouvoirs d'un wali dans ce domaine précis?» Pour l'ex-wali d'Oran, cela dépendait des moyens, des quotas, des besoins, de la gestion poursuivie généralement par une équipe homogène. «Le wali est le chef de l'exécutif. C'est un meneur d'hommes. Il rassemble les avis, récolte les remarques, adresse des orientations et visite les chantiers, le tout, être derrière toute pierre encastrée dans la semelle.» Frik se défend très bien, l'assistance est toute ouïe, les avocats se sont calmés, digestion oblige, car il est 15h tapantes. Seul Abdelghafour Kahoul, le procureur général, par des hochements de tête voulant signifier que l'audition de Frik n'est pas encore finie et le parquet a sur lui encore des cartouches. Et Frik, avec sa manière de répondre, démontre toute sa lucidité. Et Kahoul est désarçonné. Il demande à Frik de revenir aux seuls faits. Benyoussef prend mal cette remarque: «Alors, M.le PG, cela veut dire quoi? Depuis hier, l'accusé a eu toute la liberté de se défendre, il n'était pas près des faits?» Avec sang-froid, le PG acquiesce et revient, les «cornes» en avant: «Quelle est l'évaluation du local en question? Le premier dont on parle?» La présidente répond à la place de l'accusé: «Il a dit cinquante millions de centimes.» «Non madame la présidente. Ce n'est pas le prix réel du local cédé à madame le wali. A-t-on pris des dispositions légales dans cette revente en deuxième main de la cession de ce local?» rugit le PG. Me Brahimi veut intervenir. La juge dit non: «SVP, vous aviez tout à l'heure l'occasion de poser des questions. Vous n'aviez pas voulu. Alors, Me!» L'avocat se rasseoit. Il est 15h 20, l'heure de la remise du papier. A demain.