Il y a 60 ans, l'insurrection de mai 1945 annonçait la Révolution du 1er Novembre 1954. En effet, soit obéissant à des directives du PPA, soit de façon spontanée ou en écho à l'action de leurs compatriotes engagés ailleurs, les habitants du versant sud et des contreforts de l'Ouarsenis s'insurgent en masse. De véritables maquis sont organisés et des centaines d'hommes armés harcèlent les forces coloniales à Tissemsilt et dans les villages de colons avoisinants. L'insécurité règne de Theniet El-Had aux portes de Tiaret, capitale du Sersou et fief des gros colons, à quelques encablures à vol d'oiseau de Saïda, autre foyer insurrectionnel où le siège de la municipalité est incendié par les manifestants. Au sud de Saïda des manifestations se déroulent simultanément à travers plusieurs centres urbains, notamment à Aïn Sefra où plusieurs militants sont arrêtés et emprisonnés au centre pénitencier de Djénière Bourezgue, là où furent internés Ferhat Abbas, Messali Hadj et le futur président tunisien, Habib Bourguiba. Plus au sud encore, à Béchar et Tindouf des manifestations ont également lieu comme en témoigne une communication récente de M.Hammadi Mohammed natif de Tindouf et âgé actuellement de 80 ans. A Sidi Bel Abbès et Tlemcen, les manifestations du 1er mai 1945 s'étant déroulées dans le calme, c'est à Sabra qu'auront lieu des incidents entre manifestants algériens et milice coloniale. L'impact politique Du 20 au 30 mai, de véritables batailles se déroulent dans des régions très accidentées entre les insurgés et les forces coloniales qui, comme ailleurs, englobent la police, la gendarmerie, la milice européenne et les unités militaires. Encerclées de partout, celles-ci ne doivent leur salut qu'à l'arrivée de renforts dépêchés de Guercif, au Maroc. C'est ainsi que du 24 au 30 mai, des escadrons du 9e Spahi et de groupes mobiles venus du Maroc, commandés par le colonel Schmidt, appuyés par des half-tracks et l'aviation, entreprennent de dégager les localités assiégées. S'ensuit une terrible campagne de répression à grande échelle. Tandis que les miliciens européens donnent libre cours à leur instinct revanchard, et que les unités militaires entreprennent des «ratissages» dans les secteurs accessibles, l'aviation bombarde sans discernement des douars situés dans les zones difficiles d'accès et où l'infanterie ne peut s'aventurer. Comme dans les régions guelmoise et sétifienne, comme à Tamentout, Aïn Lekbira, Amoucha, Tizi N'béchar et ailleurs, des dizaines de douars sont incendiés et d'autres détruits ou entièrement rasés, à l'instar des douars Laouaïd et Bahouna, et des milliers d'Algériens sont massacrés dans des contrées de l'Algérie profonde, loin de la curiosité de la presse occidentale et sans déranger aucunement la conscience internationale, ni embarrasser le gouvernement de Paris. Comme les fours à chaux d'Héliopolis, comme les gorges de Kherrata, comme les fosses communes de Arbaoun, la disparition des douars de Laouaïd, de Bahouna et tant d'autres sont une preuve, si tant est besoin, de la répression aussi bien massive que barbare dont le peuple algérien a été victime durant tout le mois de mai 1945. Mis ainsi en exergue, et en toute objectivité, les faits les plus saillants de cette répression concourent tous à établir autant de preuves qu'il y a eu réellement crime contre l'humanité en Algérie, la répression ayant pris par endroits l'allure de génocide tel que conceptualisé et consacré par le droit international. La preuve du crime est également fournie expressément par le général Duval qui déclare à la fin des événements: «Je vous ai donné la paix pour dix ans, mais il ne faut pas se leurrer. Tout doit changer en Algérie». Il faut reconnaître au général Duval le mérite de ne s'être trompé que de cinq mois, la révolution de Novembre 1954 étant survenue exactement neuf ans et sept mois plus tard, les événements de mai 1945 ayant induit, au plan national un impact politique considérable. Evoquer les événements de mai 1945 ne signifie pas forcément charger davantage les responsables des lourdes peines humaines et matérielles subies par le peuple algérien, ni encore moins exacerber la fibre nationaliste à l'heure où les relations algéro-françaises connaissent une embellie sans précédent, préludant un imminent traité d'amitié entre les deux pays. Il s'agit, au contraire de dépassionner et de démystifier l'histoire pour n'en retenir que les faits et faire un effort supplémentaire de recherche et de réflexion pour mieux les identifier et les insérer dans leur cours temporel, entre les événements antérieurs et à venir, afin de pallier les défaillances qui caractérisent la mémoire, fut-elle collective. Et cet effort procède du devoir de chaque génération, elle aussi prise comme un maillon de la longue chaîne temporelle nationale ou universelle, qui se doit d'accomplir dans les domaines des idées, de la réflexion de la recherche et des sciences, pour contribuer à la marche du progrès fait, en réalité, du patrimoine ou du capital hérité des générations passées et enrichi continuellement par l'apport nouveau que chaque génération se doit d'apporter. Il ne s'agit pas non plus de comptabiliser le nombre des victimes de la répression coloniale puisque tout le monde s'accorde à le situer à environ 45.000 morts, mais il convient, néanmoins, de les aligner, au même titre que les chouhada de la Révolution de novembre 1954, parmi la longue liste des contingents de martyrs constituant le lourd tribut consenti par le peuple algérien pour recouvrer sa liberté. Ainsi, présentés sous leurs différents aspects, notamment leurs dimensions temporelle et spatiale, les événements de mai 1945 prennent une éminente valeur politique. Effectivement, comparés aux précédents épisodes de la résistance nationale, les événements de mai 1945 ont cette particularité d'avoir eu un immense impact politique et un retentissant écho qui ont largement contribué au réveil et à l'émergence de la conscience nationale, préparant ainsi l'avènement de la Révolution de novembre 1954. L'ampleur de l'insurrection et l'atrocité de la répression qui s'est ensuivie ont, en effet, mis en évidence deux facteurs essentiels : la radicalisation des revendications de la majorité des Algériens et leur maturité politique pour engager l'ultime bataille du combat libérateur. En effet: - D'une part, les destructions massives des mechtas et des douars, les tortures barbares et les massacres collectifs de dizaines de milliers d'Algériens, comme en témoigne à Chaâbate Elakhra près de Kherrata cette plaque commémorative, chef-d'oeuvre des mercenaires de la légion étrangère, ainsi que les dizaines d'incendies criminels où sont parties en fumée les illusions que nourrissait encore une partie de la classe politique quant à une hypothétique émancipation progressive du peuple algérien. Ce facteur a eu donc pour effet immédiat la radicalisation des revendications de la majorité écrasante des Algériens, même si certains ne se libéreront de leurs visions chimériques que forcés par la déflagration salvatrice de Novembre 54. Prémices de la Révolution - D'autre part, l'ampleur de l'insurrection a mis en évidence l'aptitude et la maturité politique du peuple algérien pour engager l'ultime bataille du combat libérateur, même si les dirigeants du mouvement national n'étaient pas encore en mesure d'unifier le commandement. On peut dire que le mouvement national, pris dans toutes ses composantes politiques et culturelles, de l'Etoile nord-africaine au PPA/Mtld, de l'Udma à l'Association des Oulémas, avait semé partout et développé les idées de nation algérienne, d'Etat algérien, d'indépendance et de souveraineté nationale, mais ses dirigeants ont tous été surpris par la tournure et l'ampleur prises par les événements de mai 1945. Dans leur spontanéité et leur ampleur, leur déploiement et leur durée, les événements de mai 1945 présageaient des spectaculaires manifestations populaires de décembre 1960 qui, parties d'Aïn Témouchent où le général de Gaulle prononçait un discours le 9 décembre, gagneront rapidement toutes les villes d'Algérie défiant un million de soldats français et un million de colons et de collaborateurs pour sonner, enfin, le glas de l'occupation coloniale. Survenus à quinze ans d'intervalle, dans des contextes historiques spécifiques mais procédant d'une même dynamique sociopolitique, les événements de mai 1945 et de décembre 1960 avaient le même objectif. En conclusion, les événements de mai 1945 dont nous commémorons le soixantième anniversaire ont eu effectivement une portée politique considérable tant au sein des masses populaires que parmi les sphères politisées. Appréhendés dans leurs dimensions temporelle, spatiale et socio-politique, les événements de mai 1945 ont mis en évidence la maturité du peuple algérien, fruit du long et profond travail du mouvement national conjugué avec le ferment de la répression, et sa disposition pour engager, enfin, la guerre de Libération nationale. Ce fût l'aube du 1er Novembre 1954, dont nous fêtons le cinquantième anniversaire, qui fût le déclenchement de l'une des plus grandes guerres de libération de l'histoire humaine et l'aboutissement de la séculaire résistance du peuple algérien, laquelle résistance constitue en réalité, le fondement de l'histoire nationale, et la longue gestation de la nation algérienne dont la consécration sera fêtée le 5 juillet 1962 à l'issue d'un ultime et victorieux combat, et d'une longue et profonde douleur qui auront coûté à l'Algérie pas moins de quinze pour cent de ses enfants. A tous ceux et celles qui ont combattu, souffert et consenti jusqu'au sacrifice suprême pour que vive l'Algérie libre, indépendante et unifiée. A mes frères d'armes et de combat. Moudjahid, retraité de l'ANP. Diplômé de l'Institut des sciences politiques et de l'information d'Alger. Oran le 1er mai 2005