En 1954, Françoise Sagan, une jeune romancière française, signait un roman qui allait devenir un chef-d'oeuvre planétaire, racontant, de fort belle manière, à la façon d'une Nina Bouraoui, celle de «La Voyeuse interdite», dirait-on, les états d'âme d'une jeune fille en fleur, mais en pleurs... Aujourd'hui, c'est le monde qui est aussi envahi par un spleen que le genre humain a cultivé en son sein, le transformant, dans la plupart des cas, en colère. Le monde est de plus en plus en rage. Ses dirigeants portent la plus grande part de responsabilité dans cette propagation endémique, eux qui n'ont fait que, distiller, trop souvent, qu'un discours religieux haineux, nationaliste arrogant, alors que la spiritualité et le patriotisme piétinaient d'impatience et de dépit, de n'être pas utilisés à bon escient. Le cinéma quand il est porteur d'une pensée, reste un des meilleurs indicateurs de cet état du monde... Et un festival, le lieu tout indiqué pour en faire la synthèse aussi. Commençons par la plus tendre des... tristesses, celle proposée par Todd Hayes dans «Wonderstruck» (Le Musée des merveilles), qui raconte l'histoire d'un enfant ayant perdu sa mère dans un accident de voiture, qui s'accroche, jusqu'à l'obsession, au fol espoir de retrouver un père sur lequel il ne détient, en besace, que de maigres indices. Outre l'aspect conte pour enfants et grandes personnes qui auront gardé le regard de leur enfance, dans un coin de leur coeur, ce septième film de l'auteur de «Carol», inspiré du roman de Brian Selznick (auteur de L'Invention de Hugo Cabret) est une merveilleuse tentative d'inventer une autre écriture cinématographique, innovante à plus d'un titre, mais à la portée de tout spectateur, acceptant de se laisser surprendre, sans se poser de questions, jusqu'à la sortie de la salle. La précision n'est pas fortuite, quand on vous dira que même le générique de fin a été «écrit» et en très gros plan, en langage des signes... C'est un voyage dans le New York des années cinquante jusqu'à la fameuse panne électrique qui plongea la Grande Pomme dans une obscurité, devenue depuis historique qu'on est convié... «Nous sommes tous dans le caniveau, mais certains regardent les étoiles», tel un leitmotiv, cette citation revient dans l'histoire... Cela pourrait-être une invitation à l'optimisme de la volonté, face au pessimisme de la raison, comme dirait l'autre... Almodovar, le président en titre, mènera-t-il, tel le joueur de flûte de Hamelin, ses jurés, sur le chemin emprunté par Todd Hayes? Réponse, le 28 mai, à la clôture... Le Russe Andreï Zviagintsev, n'aura pas, lui, attendu, avec «Loveless» (Sans Amour) la fin du festival, pour nous mettre mal à l'aise. Déjà remarqué ici à Cannes avec «Léviathan», et à Venise pour «Le Retour», ce cinéaste, semble tenté par le titre de... l'Antonioni slave! En son temps, Michelangelo (Antonioni, donc), maestro italien du cinéma de l'incommunicabilité, portée, à la perfection presque, par son égérie de toujours la belle Monica Vitti, s'était évertué des décennies durant, à autopsier, parfois de manière clinique même, les rapports dans le couple... Et toute une génération des années soixante, jusqu'aux années quatre-vingt dix s'était reconnue, un tant soit peu, dans son approche. Du moins s'était-elle sentie concernée, à des degrés divers. Dans «Loveless» nous nous retrouvons dans un voyeurisme peu avenant, celui qui distille une gêne qui nous laisse impuissant, sans réaction, même si le malaise rôde à l'horizon... Mal à l'aise de voir une société russe, qui ne semble avoir gardé de toutes ses influences passées, tsarines, communistes, etc., que peu de choses et apparaissant du coup, ouverte, de fait, aux altérations, mais peu encline à l'altérité. Les années Eltsine, du nom de celui qui succéda, par la roublardise, au père de la Glasnost (transparence, en russe) Gorbatchev, sont encore présentes dans la Russie telle que décrite aujourd'hui par son cinéaste (en voie de malédiction, par le système). Une Russie que Poutine se gardera bien de chambouler, préférant par le jeu des poupées russes, remplacer une nomenklatura par une autre, plus inféodée à ses ambitions, inavouées pour le moment, mais aussi erdoganiennes, dans leur principe d'hégémonisme rampant... «Loveless», raconte l'histoire d'un couple qui se déchire tout en allant voir ailleurs si l'herbe n'est pas plus verte, sans se rendre compte que leur enfant a déjà choisi de ne pas attendre plus longtemps, pour fuguer, sans se poser trop de questions... Voire aucune. Il n'en reviendra pas, du moins jusqu'à la fin du film. Une fois la lumière revenue dans la salle, nous vient alors à l'esprit le titre d'un autre film «Moscou ne croit pas aux larmes», qui a été le gimmick, de toute une génération d'étudiants algériens, dans les années soixante-dix... Dans ce pays, la Russie, où les carcasses d'infrastructures gigantesques, tombées en déshérence, côtoient des appartements au design américanisé à l'extrême, il ne semble pas que la froideur ambiante ait laissé beaucoup de place à l'humanisme nécessaire pour innerver des corps de plus en plus asséchés, tutoyant presque la robotisation... La présence de ce film à Cannes, ne va pas faire des heureux dans les bureaux du cinéma russe à Moscou. Qu'importe, la bureaucratie ne peut transformer le déni en réalité! Car la guerre en Ukraine, montrée, de temps à autre sur un écran télé, full screen, n'est pas une fiction, c'est une triste vérité... Comme toutes les guerres au demeurant. L'autre motif de tristesse, c'est le Hongrois Kornél Mundruczo qui s'en est chargé, en débarquant à Cannes avec sa «Lune de Jupiter». Un Magyar qui se propose de parler des migrants c'est déjà, d'emblée, source de questionnements, voire de méfiance... Pourquoi? Parce qu'il se trouve qu'à Budapest règne, Viktor Orban, un Premier ministre, ultranationaliste, (comprendre raciste et imbu de lui-même), qui a décidé, après avoir testé toutes les provocations, d'introduire, en mars dernier, une loi ordonnant la mise en détention systématique des demandeurs d'asile. A travers une fable aux accents fantastiques, redessinés par un Chagall hongrois, Mundruczo remet tout cela au (mauvais) goût du jour. «Pourtant, la tradition cinématographique hongroise existe manifestement en moi, selon laquelle on ne manifeste, on n'essaie plutôt de recréer celle qui nous entoure», rappelle le réalisateur. Pourtant le cinéaste triture cette réalité et il en a pleinement le droit, car le cinéma ce n'est pas le réel, il n'en est que le reflet. Alors si on a le talent adéquat pour le triturer autant le faire! La force de persuasion fera le reste... Elle nous fera croire que ce migrant sur lequel les policiers du régime ont tiré peut bien avoir un pouvoir de lévitation et se détacher de cette terre se nourrissant de plus en plus de haine pour instiller de la tristesse... On sort de la salle triste, certes, mais bien vite l'optimisme commence à poindre, sans doute, à l'idée que si des cinéastes comme l'auteur de «La lune de Jupiter», existe, l'humain peut encore retrouver un goût à la vie. Même si dans un accès de lucidité confondante, touchante même, il ajoute: «J'appartiens à une génération zéro en ce sens que je n'ai aucune expérience concrète du communisme et que je suis confronté à une Europe de l'Est en proie à une folle accélération et en voie de disparition. C'est ce que je cherche à montrer». Dont acte!