Le défilé de la victoire du 5 Juillet 1962 à Béjaïa. Au centre Moualfi Md Tahar. A gauche, l'aspirant Bouaoudia Smaïl, chef de compagnie qui dirigeait le défilé. Avec la mise en application du cessez-le-feu, proclamé le 19 mars 1962, la foule, à Akbou, n'est pas sortie, ce jour-là, pour extérioriser sa joie, craignant la réaction brutale et imprévisible des harkis, des pieds-noirs et même celle des militaires partisans du maintien de l'Algérie à la France. En revanche, elle est allée rencontrer les moudjahidine, ce sera la première fois pour certains, dont la présence est signalée dans les faubourgs du village, afin d'exprimer leur reconnaissance, en les embrassant dans un élan d'admiration et de fierté, pour avoir fait preuve de courage et de résistance face à l'une des armées les plus puissantes du monde. Ce n'est pas encore l'indépendance, mais tous considèrent que son avènement est inéluctable et se réalisera, manifestement, à l'issue du référendum d'autodétermination. A cet égard, la population devra néanmoins s'exprimer librement pour l'indépendance, ou le maintien de la colonisation, une simple formalité puisque, moralement, elle s'est déjà prononcée, depuis le 1er novembre 1954, et attend pour l'heure de cueillir le fruit de ses épreuves et de ses terribles souffrances. Assassinés par les DOP Dans ce cadre, le chef de la région 3, le sous-lieutenant Boualem Zène, accompagné de ses adjoints, les aspirants Smaïl Bouaoudia et Belkacem Benseghir, me convie à une réunion de travail, en tant que responsable de la ville d'Akbou. Une responsabilité qu'il m'avait confiée et que j'assume depuis ma libération, en janvier 1962. Au cours de cette réunion, et après avoir pris connaissance du bilan d'activités, il procède à l'installation du «Comité des Trois». Composé de trois membres, en l'occurrence le docteur Ali Aoudjhane, Hmana Aït Saïd, secrétaire général de la mairie et moi-même désigné coordinateur. Cette nouvelle instance, prévue dans toutes les communes à travers le territoire de la Wilaya 3 historique, va se substituer au conseil municipal actuel, avec pour mission: administrer la ville, préparer et organiser le référendum d'autodétermination. C'est ainsi que, dès le lendemain, nous nous sommes mis à l'ouvrage en prenant possession de l'institution communale, sans aucune difficulté, facilitée en cela par son secrétaire général, Hmana Aït Saïd. Notre mission est claire. Il s'agit de procéder à la mise à jour des listes électorales, et inciter la population à venir voter en masse le jour du scrutin. Sur ce point, il faut dire que nous n'avions nullement besoin d'insister, car l'impatience, pour exprimer une volonté connue d'avance, est manifeste. Dans le même temps les détenus libérés des prisons et des camps commencent à arriver, en application des accords d'Evian. Ils sont accueillis avec soulagement et dans la joie des retrouvailles par leurs familles et leurs amis, après une séparation aussi longue que tragique. Leur arrivée a laissé libre cours à des rumeurs venues réveiller le fol espoir des familles des disparus, en signalant que certaines personnes, parmi celles qui avaient été enlevées, le 30 novembre 1957, par les parachutistes, et dont les familles éplorées sont restées sans nouvelles depuis, ont été reconnues à l'intérieur de certains camps. Dès lors, en se basant sur de vagues indications recueillies auprès des détenus libérés, les familles se sont mises à sillonner le pays, pendant des semaines, espérant pouvoir les retrouver. Malheureusement, après ces recherches infructueuses, la certitude de ne plus les revoir un jour a fini par avoir raison des esprits les plus tenaces. D'ailleurs, selon des renseignements fiables, ils auraient été tous assassinés par les DOP (Dispositif opérationnel de protection), et leurs corps totalement brûlés afin de ne laisser aucune trace.Ceci étant, les préparatifs du référendum vont bon train. Les bulletins sont déjà arrivés et les urnes installées dans le bureau de vote, au siège de la mairie. Les électeurs inscrits sur la liste électorale ont à choisir entre deux bulletins: l'un portant la mention OUI pour l'indépendance et l'autre NON, en réponse à la question posée: «Voulez-vous que l'Algérie devienne un Etat indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962?». C'est donc ce dimanche, 1er Juillet, que le rendez-vous tant attendu est enfin arrivé. C'est un grand jour que les futures générations garderont fièrement en mémoire, et pour l'éternité, la victoire incontestable d'une longue et âpre lutte menée vaillamment par le peuple algérien, et son armée de libération. Et qu'une nouvelle page de l'Histoire de notre pays vient d'être écrite par le sang des martyrs, versé généreusement pour que vive l'Algérie libre et indépendante. Dès l'aube, une chaîne interminable se forme devant le bureau de vote, avec les premiers électeurs, hommes et femmes de tous âges, venus, pour certains, accompagnés de leurs enfants, vivre cette journée mémorable en accomplissant, dans la paix et la joie retrouvées, leur devoir civique et patriotique. A midi, le taux des suffrages exprimés dépasse 60%. Hocine Malloum, le maire d'Akbou déchu de son titre, vient, à son tour, accomplir gaiement son devoir de citoyen. Il nous surprend alors en se saisissant de deux poignées de bulletins OUI, pour aller ensuite les introduire dans l'urne, nous rappelant, par ce geste, la fameuse époque où le tristement célèbre, Marcel Naegelen, ancien gouverneur général de l'Algérie, faisait du bourrage des urnes son sport favori, pendant les années 1948 à 1951. Le nombre de bulletins OUI unanime A l'issue du dépouillement, nous n'avons pas enregistré de bulletin NON. Le nombre de bulletins OUI est presque unanime, et les quelques abstentions du vote de la communauté française, au demeurant assez nombreuse, mais aussi celui de certains pro-français qui n'ont pas encore compris que le mythe de «l'Algérie de papa et de l'Algérie française» est définitivement mort, en laissant place, désormais, à un Etat indépendant et souverain. Pendant toute la nuit, les Akbouciens ont suivi, l'oreille collée au poste radio, les résultats communiqués au fur et à mesure. Il faudra, néanmoins, attendre le mardi 3 Juillet, pour célébrer la proclamation officielle de l'indépendance.C'est alors l'explosion d'une joie, longtemps contenue. Un déferlement populaire, faisant écho à celui des autres villes du pays et spécialement de Bab El Oued, ce quartier réputé être le fief des pieds-noirs d'Alger, et où les gens de tous âges et de toutes catégories sociales se défoulent et dansent, en chantant à tue-tête «Bab El Oued, Dah El Oued». A ce moment, mon bonheur est immense. Il restera, pour moi, comme pour tous ceux qui l'ont vécu, une joie incomplète car ne pouvant effacer d'un trait sept ans et demi de souffrances effroyables et surtout l'absence de ceux qui ne reviendront pas! Les résultats définitifs pour toute l'Algérie, publiés, deux jours plus tard, donnent les chiffres suivants: électeurs 6.549.736, abstentions 532.056, votants 6.017.680, bulletins nuls 25.562, exprimés 5.992.115, OUI 5.975.581, NON 16.534. Il y a eu donc 91,23% de OUI, par rapport aux inscrits et 99,72% par rapport aux suffrages exprimés. Afin de célébrer cette victoire, dans la ferveur de cette ambiance des grands moments, un meeting, suivi d'un défilé militaire, est organisé sur la place de la mairie, qu'une foule en liesse a envahie de bonne heure, pendant qu'une unité de l'ALN se prépare, avant la levée des couleurs, pour la grande parade. Le remplacement du drapeau français par le drapeau algérien sur le fronton de la mairie a été un moment de grande émotion. Nombreux sont ceux qui ont pleuré de joie, en voyant notre superbe drapeau flotter au vent. L'aspirant Belkacem Benseghir et le lieutenant Mouloud Ourdane s'adressant alors, tour à tour, à la foule en extase, depuis la tribune érigée pour la circonstance, en lui expliquant que l'indépendance que nous venons d'arracher est le résultat d'un combat acharné, conduit par tout le peuple, et qu'il faille, désormais, se mobiliser avec le même acharnement, pour construire le pays dévasté et en ruine, par fidélité et en hommage à la mémoire de nos martyrs, ceux qui n'ont pas eu la chance d'être parmi nous aujourd'hui.