L'année 2017 a été placée sous le signe du centenaire de l'écrivain et anthropologue algérien, Mouloud Mammeri (28 décembre 1917-26 février 1989). Normal, un pays fête ses fils les plus novateurs. Or, dans ce domaine, l'Algérie a été plutôt chiche avec ses enfants, plus connus à l'étranger que dans leur patrie. Aussi, était-il temps que l'on commémore un des hommes qui lui donnèrent une visibilité littéraire à l'international. En vérité, l'enfant de Taourirt Mimoun, reste encore à découvrir et à faire découvrir. La célébration de son centenaire remet ainsi en perspective une carrière littéraire et intellectuelle exemplaire. Or, Mammeri, outre d'être un écrivain de qualité, était également un scientifique accompli qui dirigea durant douze ans [de 1967 à 1979] le Crape (Centre de recherches anthropologiques, pré-historiques et ethnologiques). C'est dire la stature de l'homme et de l'intellectuel qui consacra par ailleurs sa vie à (re)donner à la langue amazighe une dimension identitaire. C'est avec l'indépendance que nos langues ont retrouvé vigueur et ampleur, sorties du ghetto où les a maintenues le colonialisme français. Ecrivain certes peu prolixe, l'auteur du «le sommeil du juste» a été en revanche un essayiste de talent et un chercheur passionné. Mammeri demeure cet anthropologue, ce défricheur de signes, qui tenta, sa vie durant, de restituer une dimension rationnelle à la culture amazighe, la rétablissant dans l ́espace culturel national. Quand on pense avoir saisi une facette de l'homme, apparaît aussitôt un autre aspect de sa personnalité. En fait, Mouloud Mammeri garde toute son aura de mystère, alors que son parcours intellectuel et littéraire reste, paradoxalement, encore à faire connaître dans une production culturelle algérienne qu ́il marqua par une oeuvre attachante, encore que restreinte. Peu expansif, réservé même, une certaine incertitude gravitait autour de l'auteur de «L'Opium et le bâton». Mammeri a occupé une position singulière, à tout le moins inconfortable, pour ne pas dire en marge, dans la création artistique et littéraire nationale marquée, dans les années 1970-1980, par l ́interdit et l ́injonction. Personnage secret et écrivain rare, Mouloud Mammeri - à l ́instar de Kateb Yacine, qui était cependant plus communicatif et plus ouvert -, eut des rapports indécis, tant avec le pouvoir qu ́avec la critique qui, autant ne le comprit pas toujours, autant n ́excusa pas ce qui lui apparaissait être une attitude hautaine. Toutefois, comme il le démontra en maintes occasions, Mammeri était la simplicité faite homme. Une simplicité induite de son Djurdjura natal, la source de son âme. Demeuré profondément attaché à son Djurdjura, à ses racines, Mammeri, sorti de son élément naturel, ses montagnes abruptes balayées par les rudes vents marins et où perchait son village, se retrouve comme une âme en peine, orpheline de sa source. De ce Djurdjura originel et de lui-même, il eut ces mots: «Je suis né dans un canton écarté de haute montagne, d ́une vieille race qui, depuis des millénaires, n ́a pas cessé d ́être là, avec les uns avec les autres... qui, sous le soleil ou la neige, à travers les sables garamantes ou les vieilles cités du Tell, a déroulé sa saga, ses épreuves et ses fastes, qui a contribué dans l ́histoire de diverses façons à rendre plus humaine la vie des hommes.» Il y a eu donc une continuité entre l ́hier, l ́aujourd ́hui et le demain, que l'auteur de «La Colline oubliée» traduit par le terme «saga». En fait, cet homme de terroir, ne se sentait pas à l ́aise dans la société mondaine, avec laquelle sa profession le mettait en contact, qui lui était restée étrangère, gardant vis-à-vis d ́elle, une certaine distance. Mais n ́est-ce pas lui qui affirmait: «Quand je regarde en arrière, je n ́ai nul regret, je n ́aurais pas voulu vivre autrement.» Tout Mammeri était là, une personnalité puissante quoique réservée. Ecrivain, il se passionna, au Crape, pour les civilisations anciennes et pour l ́histoire de la société humaine. Philosophe, penseur, Mouloud Mammeri, chercheur en anthropologie, linguiste, spécialiste de la culture berbère, enfin dramaturge, était en réalité un intellectuel fervent des choses du savoir et un scientifique accompli. Ce touche-à-tout légua une oeuvre, restreinte certes, mais ô combien dense et précieuse. A propos de son oeuvre littéraire, Mammeri a dit: «Les quatre romans que j ́ai écrits, réfèrent chacun à un aspect et comme à une étape de la vie du peuple algérien durant cette période à la fois décisive et difficile. La colline oubliée, c ́est le tuf ancestral, celui sur lequel tout le reste allait pousser; Le sommeil du juste, c ́est le lieu des situations bloquées et qui appellent d ́en sortir; L ́Opium et la bâton, c ́est l ́épreuve de la libération; La traversée, le lendemain de fêtes.» Des lendemains de fêtes qui déchantaient, d ́où, pour beaucoup, l ́éveil aura été rude. «La traversée» consacre un Mammeri au summum de son art, méditant sur les chausse-trappes et les aléas de la vie.