Paul Valéry disait que la fonction essentielle de l'homme est celle de créer de l'avenir. En tenant compte du tumulte actuel du monde et de l'état de plus en plus délétère des rapports entre le nord et le sud de la planète, quel avenir peut-on raisonnablement envisager aux relations futures entre l'Europe et le monde arabe? Faisons d'abord une rapide rétrospective: historiquement porté par un idéal de grandeur, le monde occidental a su inventer les moyens de sa suprématie. C'est en partant d'idées de convivialité et de générosité, de principes de rationalité et de tolérance qu'il a pu se forger un idéal et l'atteindre. L'écart qui le sépare aujourd'hui du monde tiers prend des proportions inquiétantes. Regardons au près: le nouveau monde qui se construit là, devant nos yeux, est un monde qui opère désormais selon le principe directeur du «tout rationnel». Les sociétés de demain que préfigure déjà le nouvel ordre (ou désordre, c'est selon) planétaire, seront portées par cette même volonté hégémonique qui a toujours fait la force de l'idéal occidentalocentriste. «L'américanisation» du monde - pour reprendre le mot de R.Debray - n'est malheureusement plus un «rêve», mais plutôt une formidable contrainte imposée à tous les ensembles retardataires qui auront du mal à survivre aux multiples enjeux du nouveau millénaire. L'injonction implicitement faite à ces pays laisse perplexe: ils ne sont pas moins invités à se muer, à partir du peu qui les distingue, en sociétés intelligentes, pragmatiques et entièrement vouées à la seule religion qui tienne: la performance! A ces nouveaux ensembles froids et déshumanisés, les spécialistes de la prospective ont déjà donné le nom effrayant de «sociétés cognitives». Leur instrument, le «turbocapitalisme» - qui ne se confond pas avec l'économie de bazar qui fleurit là où la rationalité a déserté la cité - et dont l'essayiste américain Edward N.Luttwak (1999) admet volontiers qu'il fera plus de perdants que de gagnants est en passe de devenir la norme exclusive d'un monde de moins en moins clément, de moins en moins scrupuleux. Il faut bien s'en rendre compte et s'y préparer: de ce monde robotisé seront irrémédiablement exclues les nations faibles et versatiles qui auront manqué à leur devoir d'audace et de clairvoyance. Qui auront négligé l'importance, dans un univers en changement accéléré, des valeurs adaptatives de la modernité intellectuelle et sociale. Le moment venu, il faudra bien admettre qu'aucun Sommet au monde, qu'il s'agisse de celui de Mexico ou d'ailleurs, ne pourra changer grand-chose à la misère et à la solitude qui attendent les pays pauvres. En réalité, le nouveau monde que nous dessinent aujourd'hui les grandes puissances occidentales, n'a cure de la valeur de l'émotion. Pas même de celle à vocation «créatrice» en laquelle le philosophe Bergson croyait espérer une meilleure humanisation des rapports au monde et entre gens du monde. Si bien que dans la réalité impitoyable des rapports Nord-Sud, rien ne permet plus, aujourd'hui, de prévoir un meilleur respect de cette diversité culturelle à laquelle continuent pourtant d'appeler toutes les institutions internationales spécialisées dans la promotion de la culture de la paix. La mondialisation : volonté de partage ou tentation d'uniformisation du genre humain? La littérature occidentale foisonne d'exemples réducteurs de la question de la diversité culturelle à une opposition de niveaux de civilisation entre sociétés. Et bien qu'il s'en défende régulièrement, l'histoire témoigne d'une inclination quasi naturelle de l'Occident à user d'une logique ethnocentrique pour étendre son pouvoir réel et symbolique sur le reste du monde. L'Europe occidentale n'est évidemment pas exempte de cette tentation. Et bien qu'elle s'enorgueillisse d'entretenir avec le monde arabe et musulman des relations privilégiées d'amitié et de tolérance interculturelle, il advient que le regard qu'elle porte sur la culture arabe soit malgré tout infléchi par une série d'impératifs politiques et économiques qui ont pour effet de nuire à l'équilibre traditionnel des relations. Pour illustrer un aspect de cet avatar, je prendrai l'exemple de la culture démocratique qui traverse actuellement dans le monde arabe une crise de valeurs sans précédent. Trois raisons au moins permettent de le penser: - Le durcissement des politiques européennes en matière de droit d'asile et les nombreuses restrictions imposées à la libre circulation des populations (celles en particulier du sud de la Méditerranée) suite aux accords de Schengen, représentent le premier facteur important et mesurable de la crise. Cette volonté de «barricadement» économique et culturel de l'Europe est interprétée, dans les subjectivités collectives arabes, comme un réflexe de rejet de l'Autre d'autant plus injuste qu'il est contraire aux valeurs d'humanisme et de tolérance dont la civilisation occidentale se dit être le champion. Gageons, pour faire court, que dans l'imaginaire arabe tout se passe comme si un nouveau mur, celui de Schengen, était venu remplacer celui de Berlin de triste mémoire. La violence symbolique est dans ce cas patente! - D'un autre côté, l'incidence humanitaire de la guerre du Golfe sur les populations irakiennes aura également contribué à entamer le capital de sympathie arabe envers une Europe jugée trop encline à niveler sa politique extérieure sur celle des Etats-Unis d'Amérique. Aujourd'hui encore, cet alignement se confirmant en grande partie dans les tragédies palestinienne et irakienne, «l'amitié traditionnelle » de l'Europe envers le monde arabe connaît un nouveau revers dont il est difficile de prévoir l'incidence psychique. - Enfin, la mondialisation, cyniquement présentée comme un «prêt-à-porter» universel, la solution miracle à la résolution de toutes les disparités planétaires, va aggraver le désenchantement des populations arabes. Par-delà les exégèses économiques offrant de la mondialisation une vision plutôt prométhéenne, l'égocentrisme occidental reste au coeur des récriminations collectives arabes. Le fait est que celles-ci appréhendent dans cette nouvelle stratégie une volonté insidieuse d'uniformisation des modèles sociaux et culturels qui n'a d'autre objectif que celui de permettre à l'Occident de renforcer sa domination sur le monde. Et qu'on ne s'y trompe surtout pas : les Arabes pressentent bien aujourd'hui que la mondialisation suppose une variété d'aptitudes économiques et technologiques qu'ils ne détiennent pas. Et bien que ce déficit soit connu et reconnu, les stratèges du nouvel ordre mondial font régulièrement mine de l'ignorer ajoutant ainsi le poids d'une violence symbolique à la réalité particulièrement injuste des disparités planétaires. L'Europe post-coloniale - je l'ai déjà dit - a toujours eu le souci d'entretenir avec le monde arabe et musulman des rapports équilibrés d'amitié et de tolérance interculturelle. Mais le nouvel enjeu de la mondialisation sur lequel viendront se greffer les ressentiments liés à l'attentat du mois de septembre 2001 à New York, fait craindre aujourd'hui une sorte de «retour du refoulé» culturel porteur d'une grave inquiétude quant à l'avenir des relations entre les deux civilisations. Admettons que dans cette tragédie américaine unanimement condamnée, les Européens auront bien raison de récuser l'équation réductrice de l'islam à un catalogue sur la violence politique et sur le terrorisme international. Aussi, furent-ils les premiers à tenter de s'en défier en faisant même parfois oeuvre de didactique islamique pour prévenir l'amalgame: en s'essayant, par exemple, à des exégèses utiles sur le grand niveau de tolérance religieuse et interculturelle de l'islam ; en rejetant à grand renfort médiatique les concepts à connotation belliqueuse ou eschatologique çà et là, imaginés sur des modèles théoriques conflictuels du genre «choc des civilisations», «guerre de religions»... (voir à ce sujet le dernier pamphlet de Oriana Fallaci (2002) contre l'islam et qui s'est déjà vendu en Italie à plus d'un million d'exemplaires). Mais pour autant que cet effort de clarification parait vivement souhaitable, il demeure insuffisant pour désamorcer une crise de confiance qu'alimentent, du côté arabe, deux ordres de faits concurrents. Diversité culturelle et religieuse 1 - Le désenchantement du monde (selon le mot de Max Weber) atteignant des niveaux dramatiques auprès de générations entières de la jeunesse arabe, la crispation réactionnelle dans les valeurs «refuge» de la tradition culturelle tendent désormais à opérer comme un rempart conjoncturel face à l'angoisse existentielle qui frappe les pays pauvres. Dans un monde de plus en plus tumultueux et à l'avenir incertain, l'islam radical pourrait même représenter l'issue salutaire à l'aporie du monde, «le roc de la certitude» dont chaque être a besoin pour vivre dans le sentiment d'unité et de continuité. Le cas algérien est de ce point de vue exemplaire. 2- C'est commettre un truisme que de rappeler le caractère éminemment universaliste du texte coranique. La philosophie des droits de l'homme y tient une place centrale et l'obligation de la tolérance liée à la diversité culturelle et religieuse y est même donnée, en de nombreuses occurrences, sous forme impérative. Si bien que le monde arabe et musulman est pour ainsi dire naturellement réceptif à l'idée générale de la culture de paix telle qu'elle est aujourd'hui formalisée dans les textes des Nations unies. Abdulaziz Othman Altwaijri (2001), l'actuel directeur général de l'Isesco, vient d'en faire une démonstration édifiante dans son ouvrage intitulé Les droits de l'homme à la lumière des préceptes de l'islam. Dans le même ordre d'idées, l'islamologue Mohammed Talbi (2002) qui invite, par ailleurs, à une «lecture actualisée» du Coran, montre bien en quoi la religion musulmane fait l'exemplarité en matière de défense et de promotion des droits de la personne humaine. Or voilà qu'au moment même où cette représentation moderniste de l'homme parvenait enfin à quitter le plan du principe théologique ou philosophique abstrait pour opérer un ancrage décisif dans la société civile arabe, voilà donc que des facteurs de «dissuasion» exogènes à ces sociétés, viennent brutalement en ralentir la dynamique. - Le premier facteur, on l'a vu, est de l'ordre du symbolique, Il est connotatif «du caractère assignataire» de la mondialisation qui induit, au niveau de la société et de l'imaginaire arabe, un sentiment de déroute doublement motivé; à l'angoisse légitime résultant des enjeux strictement économiques et consacrant le triomphe du capitalisme mondial, se superpose une sorte de réflexe atavique de rejet principiel de la «norme occidentale» interprétée comme une force d'hégémonisme. Les stigmates émotionnels se rapportant aux vicissitudes liées à l'histoire coloniale en particulier, alimentent inconsciemment cette réaction conjoncturelle de répulsion et précipitent toutes sortes de résurgences affectives plus haut qualifiées de «retour du refoulé». - Le second facteur est plus volontiers sociologique. Il correspond à tous ces mouvements spontanés de solidarité interarabe qui surgissent à chaque fois qu'un épisode dans les rapports Nord-Sud s'assortit d'une atteinte au signifiant ethnique arabe. En réaction de défense, le repli dans le particularisme culturel et religieux répond à un réflexe d'acculturation antagoniste favorisant, en dernière instance, un discours d'excommunication de l'altérité culturelle et identitaire véhiculée par le modèle occidental. Dans ce locus particulier, il n'est donc plus étonnant que les récriminations émanant de l'opinion arabe (je ne dis pas Etats arabes) s'emploient, à intervalles réguliers, à fustiger les valeurs de l'Occident. Le danger, aujourd'hui, est que ce sont précisément les valeurs les plus emblématiques de la civilisation occidentale, la culture démocratique et les droits de l'homme, qui semblent le moins résister à cette stigmatisation faisant légitimement craindre aux démocrates arabes l'accentuation des clivages entre cultures et civilisations. Il est donc temps d'aller vers une nouvelle pédagogie de tolérance et de convivialité interculturelle dont il reste cependant à imaginer les formes, le contenu et les méthodes. Auparavant, il convient sans doute de reconnaître que celle qui a jusque-là prévalu a vécu. Non qu'elle ait manqué, dans son principe philosophique abstrait, de volonté de partage ou de générosité, mais parce qu'elle a insuffisamment tenu compte des disparités socio-économiques qui travaillent le monde réel et des infidélités inévitables de l'histoire du monde. Il faut donc, pour terminer, rappeler le mot de Fernand Braudel qui disait que «l'avenir ne se prévoit pas, il se prépare». Il se prépare dans le respect bien compris des croyances et de la dignité de l'autre! Conférence donnée à l'Institut du monde arabe à Paris dans le cadre d'un colloque sur le dialogue des cultures auquel avaient participé Mongi Bousnine, Philippe Séguin, Hervé Bourges et Tahar Bekri.