Je me souviens de cette joie diffuse et ineffable que nous étions nombreux à éprouver ce 17 février 1989. Des amis universitaires et moi-même venions alors d'apprendre la naissance officielle à Marrakech de l'Union du Maghreb arabe (UMA). En ce temps-là, j'étais recteur de l'université d'Alger et je me rappelle avoir, dans le domaine académique qui était le mien, modestement contribué, aux côtés d'autres universitaires maghrébins, à donner corps à ce fabuleux projet. Un Maghreb naïvement fantasmé à l'image d'une Union européenne déjà triomphante. Un Maghreb des peuples, fort, solidaire et par dessus tout prospectif des futurs enjeux du monde. Quoi de plus motivant pour des intellectuels qui, bien que diversement inspirés, étaient cependant portés par le même désir de participer à l'édification de quelque chose de grand. A partir de là, tout devenait subitement possible, accessible. Les commandeurs «compradores» des pays de la région s'étaient donc enfin résolus à sortir d'eux-mêmes pour objectiver un monde en perpétuelle transformation et en rationaliser l'exigence. Finie donc cette culture imbécile de l'émotion qui organise les rapports des dirigeants arabes et les conflictualise à l'infini. Que vive la seule raison ! Celle qui, insidieusement, commandait déjà l'intégration régionale comme condition d'accès à une mondialisation inéluctable. Faire de la prospective. Tel était le maître mot de l'histoire. Disposition formidable de l'esprit qui conjugue intelligence politique et faculté de prédiction de l'évolution du temps historique. De la prospective, Paul Valéry aurait dit aujourd'hui qu'elle est le signe du génie de l'homme s'exerçant dans une fonction essentielle: «créer de l'avenir». L'illusion L'enjeu était redoutable mais singulièrement exaltant : les projets intégrateurs foisonnaient de toutes parts. Je me souviens que nous - mêmes, simples universitaires d'habitude forclos du champ politique le plus élémentaire, étions invités à apporter notre obole à l'entreprise. Des universitaires, des intellectuels et artistes de renom furent d'abord réunis dans un cadre original symbolisant l'éclatement des frontières géographiques et spirituelles: une croisière maghrébine sur le bateau personnel du défunt roi du Maroc devait inaugurer cette fonction inédite de symbolisation. Après quoi, les recteurs d'université furent à leur tour priés de travailler sur un projet élitiste portant création d'une «université maghrébine» et dont le siège serait à Tripoli. L'optimisme général était à son comble et, pour paraphraser Jacques Lacan, la boucle du grand Maghreb uni était sur le point d'être bouclée. Depuis vint le nouveau millénaire. Nous sommes donc aujourd'hui en l'an de grâce ou de disgrâce, (c'est selon) 2005, et à la veille d'une nouvelle rencontre au Sommet des chefs d'Etat des cinq à Tripoli. Quinze années se sont donc irrémédiablement écoulées depuis cette aube liminaire et prométhéenne de l'UMA. Dix-neuf rencontres de ministres des Affaires étrangères des pays membres ont eu lieu depuis le dernier et pathétique Sommet maghrébin d'il y a treize ans. Surgit alors une première question : que reste-t-il de ce fabuleux rêve auquel les peuples de la région semblaient finalement croire davantage que leurs dirigeants ? Rien ou si peu. Ou sinon quelques bribes ou scories éparses se manifestant ici et là dans des déclarations de principe dont nul n'est plus dupe ; ou pire, dans des compulsions épisodiques à la répétition de rendez-vous politiques devenus, au fil du temps, obsolètes, presque formels. En politique comme dans la vie courante, déculpabilisation des consciences et glorification narcissique sont des motions qui, paradoxalement, cheminent ensemble. L'illusion est totale. Tout ceci pour dire qu'en matière de stratégie d'union, même le peu n'aura pas été atteint. Que par exemple l'université communautaire de Tripoli a fait long feu. Qu'à ce jour, les chercheurs maghrébins ne se connaissent pas et, en tout cas, ne se lisent même pas. Idem pour la presse. Idem pour les équivalences de diplômes. Une anecdote édifiante: la seule thèse d'Etat soutenue à l'université d'Alger par un Marocain dont j'avais moi-même présidé le jury, attend depuis plus de cinq ans la délivrance d'une équivalence avec le diplôme marocain. L'heureux impétrant de l'époque, je l'ai revu, est aujourd'hui en phase dépressive. D'où la deuxième question : s'il est déjà si difficile d'organiser de simples échanges académiques entre institutions (les universités) supposées produire du rationnel et du «bon sens», que dire alors de celles à caractère politique et dont la logique est par définition, comme l'aurait écrit Bergson, irréductible aux «données élémentaires de la conscience»? L'histoire tumultueuse de l'UMA montre à l'évidence qu'en matière politique trop de disparités opposaient d'emblée les Etats signataires pour qu'il eût été raisonnable d'en attendre une organisation unitaire cohérente, fonctionnant sur le modèle - même éloigné - de l'Union européenne. Le manque d'espace ne me permet évidemment pas d'analyser ici les nombreux facteurs de dissonance auxquels j'ai déjà consacré plusieurs articles et études(1).Disons simplement que par-delà les conflits d'intérêts économiques des Etats et de la question lancinante du Sahara qui empoisonne durablement les relations entre les deux pays formant le noyau dur de l'ambition unitaire (l'Algérie et le Maroc), il me paraît que la difficulté principale de l'UMA à se construire sur des valeurs sûres, fondatrices d'un avenir commun, provient principalement de l'effet dissuasif du facteur idéologique qui va, pour ainsi dire, constituer le mal originel. Je prétends que l'ampleur de la disparité idéologique qui travaille les rapports intermaghrébins qui produit de part et d'autre des réactions inconscientes de repli sur soi et de cristallisation dans les valeurs endogènes. Que ce réflexe de conservation culturelle et idéologique accentue le caractère singulièrement pusillanime de la démarche unitaire et explique, en dernière analyse, son évolution constante en dents de scie. Le fait est qu'une fois replacée dans le cadre plus étroit - et plus contraignant aussi - des sociétés respectives, l'ambition communautaire des Etats tend à se dissoudre dans le souci bien compréhensible - fut-il égocentrique - du primat de l'endogène sur l'exogène. Se trouve en somme résumé dans ce cas de figure l'écart qui sépare le réel de l'imaginaire. Le concept encore en vogue de «spécificité tunisienne» pourrait être l'un des multiples indicateurs de cette incapacité structurelle des Etats à se fondre dans une «union» constructive. D'un autre côté et bien qu'elle soit unique dans le monde arabe, l'expérience de démocratisation sociale menée en Algérie depuis les années quatre-vingt-dix, exerce sur les pays voisins l'effet - d'ailleurs avoué - d'un «repoussoir» ou d'un épouvantail. Le caractère convulsif de cette démocratisation se confond dans l'imaginaire des Etats avec une périlleuse aventure de changement à laquelle personne ne veut plus se risquer. On a même vu comment cette hantise de la «contamination algérienne» aura pu justifier une scandaleuse inimitié que les autorités marocaines et tunisiennes auront, chacun à sa manière, traduit à l'égard de la communauté nationale résidant dans l'un ou l'autre pays. Révolution des esprits Je voudrais enfin terminer cette rapide incursion dans le sujet par cet avertissement de Engles. Il disait que «les hommes font l'histoire, mais ne savent pas l'histoire qu'ils font». Etant désormais instruits des facteurs d'empêchement qui ont jusque-là neutralisé la dynamique unitaire initiée depuis des années, les dirigeants des pays du Maghreb en ont-ils enfin saisi l'enjeu stratégique? La pluralité des conditions? Dont celle, par exemple, qui implique que sans un minimum de cohérence dans les motivations politiques qui animent les uns et les autres et sans une réelle volonté de travailler, bien au-delà du narcissisme étriqué des Etats, à construire un bloc régional homogène face à un occidentalocentrisme de plus en plus dévastateur, l'univers maghrébin aura tôt fait d'avoir vécu de ses fortes disparités? Si tel était le cas, il leur faudra alors admettre que la confection d'un véritable projet maghrébin présuppose une véritable révolution des esprits appelée d'abord à se réaliser dans une sorte de transposition essentielle de la philosophie des Etats de la région. Que ceux-ci devront alors se résoudre à se hisser de la culture de l'émotion(2)qui généralement les conduits et les détermine, à une culture de la raison, lieu matriciel des catégories de progrès et d'efficacité qui animent le nouveau monde. Le code d'accès au mouvement vertigineux et implacable de l'histoire du monde est à ce prix! Ecrivain-Psychanalyste (1) Voir à ce sujet mon dernier livre L'identité au Maghreb - L'errance, Casbah Editions, Alger 2000 et 2001 et deux de mes articles : L'avenir d'une illusion, Le Matin des 18 et 19 mai 1999, et enfin Maghreb identitaire et mondialisation des identités, El Watan du 31 juillet et 1er août 2000. (2) Ne voilà-t-il pas justement que l'on apprend à la dernière minute que le Maroc a prétextant de sa contrariété suite aux dernières déclarations du président algérien sur la question du Sahara occidental, décidé encore une fois de ne pas s'associer aux travaux du Sommet maghrébin qui doit se tenir à Tripoli les 25 et 26 mai prochains. La culture de l'émotion, on le voit bien, joue invariablement comme un facteur de blocage de la construction du rêve - ou du fantasme - maghrébin. lLa substance de cet article est déjà parue dans un précédent numéro du quotidien Liberté. Mais comme l'histoire tumultueuse de la construction maghrébine se répète inlassablement, rien n'interdit la reproduction des témoignages analyses.