Un danger mortel pour l'humanité L'Assemblée générale des Nations unies a fait du 26 septembre la Journée internationale pour l'élimination des armes nucléaires. Un monde exempt d'armes nucléaires est l'un des objectifs universels prioritaires les plus anciens. L'Assemblée générale lui a consacré la première résolution de son histoire. Peut-on dire que le Traité d'interdiction des armes nucléaires, ouvert à la signature ce mercredi 20 septembre 2017, constitue un pas décisif vers la réalisation de cet objectif? Compte tenu de l'importance du sujet, la cérémonie qui a eu lieu à New York, en présence du secrétaire général de l'ONU, aurait dû donner lieu à une fête planétaire. Or, cet événement fut accueilli presque dans l'indifférence. Cinquante Etats seulement, dont l'Algérie, ont signé le traité, soit environ le quart des Etats membres de l'ONU, et en l'absence de tous les Etats nucléarisés. A titre de comparaison, le traité d'interdiction complète des essais nucléaires (Ticen, plus connu sous le sigle anglais Ctbt: comprehensive test ban treaty) avait fait le plein des signatures, en septembre 1996. Il avait recueilli en premier lieu celles des Etats dotés d'armes nucléaires de juré (Chine, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne et Russie) et d'Israël (qui ne l'a pas encore ratifié). Ne manquaient à l'appel que l'Inde, opposant déterminé du Ctbt, la Libye (?) et le Bhutan (qui est un protectorat indien). Pourquoi la cérémonie de signature n'a-t-elle pas mobilisé les foules comme on aurait pu s'y attendre en pareil cas à l'ONU, surtout que toute la planète était réunie à New York pour l'ouverture, la veille, de la session annuelle de l'Assemblée générale? Rétrospective Pour situer le nouveau traité dans son contexte, il convient de revenir un peu en arrière. Deux évènements inquiétants pour l'avenir de l'humanité ont eu lieu à la fin de la Seconde Guerre mondiale: le premier essai nucléaire de l'histoire (15 juillet 1945, dans le désert du Nouveau Mexique - Etats-Unis) qui a doté l'homme d'une arme pouvant causer sa propre destruction, et les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki (6 et 9 août 1945). Dès sa première session, l'Assemblée générale des Nations unies se fixa pour objectif de débarrasser le monde de l'arme nucléaire. Mais la Guerre froide favorisa plutôt la course aux armements. Y prirent part, d'abord, les Etats-Unis et l'Urss, bientôt rejoints par la Grande-Bretagne (1952), la France (1960) et la Chine (1964). Ce sont les cinq Etats dotés officiellement de l'arme nucléaire (Edan) (1) auxquels viendront s'ajouter l'Inde, Israël, le Pakistan qui n'ont jamais adhéré au TNP et la Corée du Nord qui l'a dénoncé en 2003 pour mener un programme nucléaire militaire publiquement assumé. Pendant longtemps, les efforts de la communauté internationale restèrent vains. Ce n'est qu'en 1957, dans un contexte de coexistence pacifique, que fut créée l'Agence internationale de l'énergie atomique (Aiea basée à Vienne). Réduite à l'impuissance durant les premières années de son existence, en raison de la Guerre froide, elle finit par émerger comme le chien de garde du régime de non-prolifération qui sera mis en place par le Traité sur la non-prolifération nucléaire (TNP) signé en 1968 et entré en vigueur en 1970 (pendant la détente), lequel a pour objectif de limiter le nombre de détenteurs de l'arme nucléaire (prolifération horizontale). Il fut précédé du Traité sur l'interdiction partielle des essais nucléaires dit traité de Moscou de 1963. Celui-ci fut complété par un Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (Ticen plus connu sous le sigle anglais Ctbt: comprehensive test ban treaty) ouvert à la signature en septembre 1996, mais non encore entré en vigueur en raison de l'absence des ratifications de huit Etats dont des puissances nucléaires comme les Etats-Unis (pourtant, le président Clinton s'était beaucoup investi pour faire accélérer les négociations) et l'Inde qui l'a toujours rejeté. Aujourd'hui, cette entrée en vigueur du Ctbt semble définitivement compromise. A ces instruments multilatéraux, il faut ajouter les traités régionaux créant les zones exemptes d'armes nucléaires qui sont au nombre de six dont cinq dans des zones habitées: traité de l'Antarctique, de Tlatelolco (Amérique latine et Caraïbes), de Rarotonga (Pacifique Sud), de Bangkok (Asie du Sud-Est), de Pelindaba (Afrique: le continent et les îles avoisinantes) et de Semipalatinsk (Asie centrale). Bien que l'intégrité de certaines de ces zones soit compromise, en raison du comportement de certaines puissances nucléaires, elles peuvent être considérées comme une contribution importance à la lutte contre la prolifération nucléaire dans la mesure où elles permettent de soustraire plus de la moitié du globe à ladite prolifération. Un pas en avant gigantesque serait franchi dans cette direction si d'autres zones exemptes d'armes nucléaires étaient créées dans certains points chauds comme le Moyen-Orient, le Subcontinent indien, la péninsule Coréenne ou encore l'Europe centrale. Aux traités multilatéraux et régionaux, il faut ajouter aussi les accords bilatéraux signés par les deux principales puissances nucléaires qui détiennent plus de 90% des stocks d'armes nucléaires. A l'apogée de la course aux armements, au milieu des années 1980, ceux-ci comptaient jusqu'à 80.000 armes, soit de quoi détruire plusieurs fois la planète. Après les accords de maîtrise des armements (Salt: strategic arms limitation talks) et de désarmement (Start: strategic arms reduction treaty), signés entre Washington et Moscou, de 1972 à 2010, les stocks dans le monde furent réduits à environ 15.500 unités. On constatera que plus de 25 ans après la fin de la Guerre froide, ils demeurent très élevés et, compte tenu de leur permanente modernisation (plus longue portée, précision et pouvoir de destruction plus grands), ils constituent toujours un danger mortel pour l'humanité. Seule leur destruction totale est à même d'écarter ce danger. C'est l'ambition nourrie par les initiateurs du Traité d'interdiction des armes nucléaires ouvert à la signature ce 20 septembre 2017. Compléter l'édifice juridique de la non-prolifération et du désarmement Outre que la mise en oeuvre des instruments juridiques existants n'est pas satisfaisante, l'architecture juridique de la non-prolifération et du désarmement, brièvement évoquée plus haut, demeure incomplète. Pour que la non-prolifération et le désarmement atteignent l'irréversibilité, d'autres instruments doivent entrer en vigueur. Or, ils n'ont même pas encore été négociés: -un traité d'interdiction des matières fissiles servant à la fabrication des armes nucléaires. Le lancement des négociations se heurte au refus des Edan de juré et de facto d'inclure les stocks existants dans cet instrument. Or, lesdits stocks permettraient de fabriquer plusieurs dizaines de milliers de bombes. -un traité sur les garanties négatives de sécurité qu'accorderaient les Edan aux Etats non dotés de l'arme nucléaire (Endan) pour compenser leur renonciation volontaire aux armes nucléaires. Il a toujours été rejeté par les puissances nucléaires pour préserver leur pouvoir de dissuasion. -Un traité d'interdiction des armes nucléaires qui serait la clé de voûte de tout l'édifice de la non-prolifération et du désarmement. Sa négociation a toujours été rejetée par les Edan qui refusent d'appliquer l'article VI du TNP lequel constitue le seul engagement multilatéral en matière de désarmement. C'est ce traité qui a été adopté par l'Assemblée générale et ouvert à la signature, au Palais de verre de Manhattan, le 20 septembre 2017. (2) Processus de négociation du Traité d'interdiction des armes nucléaires Sans remonter plus loin dans le temps, il convient de rappeler qu'il a été initié le 23 décembre 2016 lorsque l'Assemblée générale a décidé «d'organiser, en 2017, une conférence des Nations unies pour la négociation d'un instrument juridiquement contraignant visant à interdire les armes nucléaires en vue de leur élimination complète» (résolution 71/258) (3). Le coup d'envoi fut donné le 27 mars 2017. Le jour-même, lors d'une conférence de presse, les Etats-Unis, suivis aussitôt de la France, s'opposèrent au processus engagé par les Nations unies. Ils douchèrent les ambitions des promoteurs du projet qui se recrutent essentiellement parmi les pays en voie de développement. Le processus suivit, néanmoins, son cours, porté par les ONG, jusqu'à la cérémonie de signature du 20 septembre 2017. Quelques remarques -Les Edan refusent d'honorer leurs obligations découlant de l'article VI du TNP malgré les efforts faits, notamment par les pays non-alignés, à l'occasion de toutes les conférences internationales. Les débats homériques qui ont lieu finissent toujours en faveur des plus forts. A titre d'exemple, le processus de négociation du Traité d'interdiction des armes nucléaires a été boycotté d'un bout à l'autre par les Edan de juré (Etats-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne), mais aussi de facto (Corée du Nord, Inde, Israël et Pakistan). -Les Edan justifient la pérennité de leurs arsenaux par la dissuasion nucléaire qui empêcherait la guerre. Cette fable d'une arme dont l'objectif ultime est sa non-utilisation ne tient pas la route. Toute arme est fabriquée pour être utilisée un jour comme le prévoient, d'ailleurs, les doctrines militaires des Edan. L'arme nucléaire a été déjà utilisée contre le Japon et a failli l'être depuis à plusieurs reprises. Le dernier épisode de cette politique du bord du gouffre (brinkmanship policy), nous le vivons avec le bras de fer en cours entre les Etats-Unis et la Corée du Nord. Par ailleurs, si cette arme est une garantie tous risques contre la guerre, pourquoi la réserver uniquement à une poignée de pays? Pourquoi les Edan s'alarmeraient-ils de six essais nucléaires alors qu'ils ont mené près de 2 500 et continuent à les mener en laboratoire? -Les Edan de juré et de facto ont boycotté tout le processus qui a accouché du traité. Il est évident que sans l'adhésion de ces derniers, cet instrument est voué à l'échec. Par ailleurs, leur comportement n'est pas de nature à convaincre la Corée du Nord de négocier le démantèlement de son programme nucléaire. -La négociation et la signature du traité ont coïncidé avec l'exacerbation de la crise entre Washington et Pyongyang. Ce n'est sûrement pas le meilleur moment de parler de désarmement nucléaire. En outre, les relations entre les Etats-Unis et la Russie sont globalement mauvaises. Or, depuis le début de l'ère nucléaire, les progrès en matière de non-prolifération et de désarmement ont eu lieu lorsque les deux éléphants sont apaisés. -Le traité a été négocié en dehors de la Conférence du désarmement (CD) qui est la seule instance internationale permanente pour les négociations en matière de non-prolifération et de désarmement. Cette instance regroupe tous les Etats nucléarisés ainsi que les sponsors du traité. Les travaux de la CD sont paralysés depuis la fin des négociations sur le Ctbt en 1996, faute d'un consensus entre les Etats membres basé sur un équilibre des intérêts des différents groupes. (4) Les approches concernant les négociations de deux importants traités, celui sur l'interdiction des matières fissiles et celui sur l'interdiction des armes nucléaires demeurent très éloignées. Il se pose la question de la validité du second traité cité car négocié par l'Assemblée générale (et non par la CD) malgré l'hostilité de tous les Etats nucléarisés. Dans ce cas, comment vérifier son application? Or, on sait qu'un instrument de désarmement sans système de vérification n'a aucune valeur. -Est-ce à dire que cet exercice est un tir à blanc? Pas totalement: il constitue un rappel aux EDAN qu'ils doivent respecter l'obligation souscrite dans l'article VI du TNP. Il pourrait aussi encourager la société civile à prendre en charge plus efficacement les questions de non-prolifération (horizontale ou multiplication des Etats dotés de l'arme nucléaire et surtout verticale ou modernisation des stocks existants). Depuis quelques années, il a été noté un frémissement du mouvement social antinucléaire qui a des ramifications nationales et internationales multiples, mais des approches différenciées et une audience encore limitée. La société civile doit revendiquer avec plus de force un monde sans armes nucléaires et les citoyens traduire cette revendication dans leurs bulletins de vote. C'est dire combien demeure encore long le chemin menant vers un monde exempt d'armes nucléaires. Notes: (1) Les cinq Edan de juré sont aussi membres permanents du Conseil de sécurité, mais il n'y a aucun rapport entre les deux statuts. Celui de membre permanent trouve sa source dans la Charte des Nations unies qui a été signée en 1945. Celui d'Edan fut institué par le TNP en 1970. (2) Pour plus de détails voir: «Le défi nucléaire: l'atome dans les relations internationales» de Hocine Meghlaoui, publié par «Casbah Editions». (3) Le projet de la résolution 71/258 a été discuté par la Première Commission de l'Assemblée générale et soumis à celle-ci pour adoption, sous la présidence de l'Algérie. Il fut adopté par 113 voix pour, 35 contre et 13 abstentions. S'agissant d'un objectif universel prioritaire, ce résultat étriqué indique une absence flagrante de consensus sur le sujet. (4)Pour plus de détails, voir le rapport présenté le 3 septembre 1996 à la CD (Cd/ Pv 749) par Meghlaoui Hocine, ambassadeur et Représentant permanent de l'Algérie auprès de l'Office des Nations unies à Genève, en sa qualité de Coordonnateur spécial à la Conférence du désarmement.