A moins de se résoudre à faire l'apologie d'une vision nihiliste du monde, le désordre n'est jamais «créateur» que de désordres encore plus grands; qu'il ne mène ni à la paix ni au progrès, mais qu'il conduit toujours et inévitablement au malheur et à l'appauvrissement des plus pauvres. Je me souviens du temps où je faisais, selon la formule consacrée d'alors, mes «humanités» au lycée franco-musulman de Ben Aknoun et dans les deux langues: celle de Sibawayh et celle de Vaugelas formant un bilinguisme plus que parfait. Aujourd'hui encore, je me souviens assez bien de tous ces classiques de littérature et de philosophie que chaque élève devait connaître à peu près sur le bout des doigts afin de pouvoir un jour se prévaloir du titre quasi mythique de médersien: El Moutanabi, El Djâhidh, Abou El Alaâ El Maâri et, bien sûr, Dostoïevski, Heidegger, Nietsche, Hölderlin, sans parler de tous les contemporains, Sartre, Camus... Je me souviens donc forcément du grand philosophe allemand Bergson grâce auquel j'avais pu me familiariser avec les vertus de ce qu'il appelait «l'émotion créatrice». A peu près pour dire que bien qu'elle traduise parfois le signe d'une déroute, l'émotion de l'homme est toujours à la base de son génie créateur. Euphémisme Ceci pour l'anecdote inaugurale de la réflexion qui suit: si donc je peux aujourd'hui longuement disserter sur les raisons qui font que l'émotion peut effectivement produire du sens, il m'est impossible, en revanche, d'imaginer que le désordre puisse de quelque façon véhiculer quelque chose de bien. Et que l'on puisse même y songer me laisse évidemment perplexe! A partir de là, on aura sans doute compris que le titre donné à cette réflexion n'est pas de mon fait. Il s'agit, à proprement parler, d'un nouvel euphémisme - ou néologisme - que l'administration américaine utilise à présent pour expliquer à tous ceux que l'idée du G.M.O. (Grand Moyen-Orient) inquiète, comment après tout le bien peut parfois surgir du mal. C'est en substance ce que, par exemple, la secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, Condoleezza Rice, a laissé entendre dans une interview au Washington Post daté du 25 mars dernier(1). Elle y explique le plus simplement du monde que la déconvenue dans les relations des Etats-Unis au monde arabe vient surtout du fait que le soutien traditionnel apporté à certains régimes autoritaires tels que l'Egypte ou l'Arabie Saoudite, n'a finalement pas réussi à produire la stabilité souhaitée dans la région. Que ce soutien a malencontreusement accentué le ressentiment des populations arabes envers les USA jusqu'à en faire, comme c'est le cas aujourd'hui, le prétexte politique à la violence mondiale et au terrorisme international. Connotation simple de l'axiome américain : l'idée du G.M.O. est donc une bonne idée pour cette simple raison qu'elle garantit à terme la démocratisation du monde arabe. Quant au coût (évidemment non quantifié) du processus de déstabilisation de la région qui aura précédé cette démocratisation menée tambour battant, il convient tout simplement d'y voir la rançon du progrès ou le prix à payer pour cette glorieuse «américanisation du monde» dont parle Régis Debray. Après tout, qui peut vouloir faire une omelette sans casser d'oeufs? La boucle est donc ainsi définitivement bouclée! Car, après une longue et laborieuse didactique sur les merveilles de la mondialisation annoncée comme un «prêt-à-porter» universel, sur la réalité internationale du devoir et du droit d'ingérence, sur les risques encourus au motif de mauvaise gouvernance et de son corollaire, la défaillance dans la souveraineté, voilà maintenant que le concept de «désordre créateur» vient à point nommé clore le lexique décidément inépuisable des fleurons de la «pensée stratégique» américaine. Et comme aurait dit le poète dont j'ai oublié le nom «le monde s'use en grandissant!» Quant à moi qui par nature me méfie des exégèses trop compliquées et pour avoir souvent écrit sur l'ordre et le désordre en sachant précisément de quoi il retourne, j'incline tout simplement à penser qu'à moins de se résoudre à faire l'apologie d'une vision nihiliste du monde, le désordre n'est jamais «créateur» que de désordres encore plus grands; qu'il ne mène ni à la paix ni au progrès, mais qu'il conduit toujours et inévitablement au malheur et à l'appauvrissement des plus pauvres. Et que pour cette seule raison, aucune idée au monde n'est assez bonne pour être envisagée en tant qu'idéal se suffisant presque de lui - même pour pouvoir s'exercer et sans coup férir sur le dos des autres. Je sais bien par ailleurs que le monde arabe tel qu'il est porté depuis des lustres par des potentats repus et étales, mérite autre chose que ce destin schizophrénique dans lequel voudraient éternellement l'enfermer les «commandeurs - compradores» qui le gouvernent.(2) Bien sûr que l'idéal eût été, dans un système de bonne gouvernance, que l'évolution et les exigences de la société arabe (j'entends la société arabe réelle) aient pu être décidées et accompagnées par ses propres dirigeants au lieu de s'en remettre, comme ils le font aujourd'hui, mais sous la contrainte, à la volonté de puissances étrangères, Et d'ailleurs, s'il est maintenant un truisme, c'est bien celui qui consiste à dire que le monde arabe a depuis belle lurette raté le mouvement de l'histoire. Nouvel ordre Mais tout de même! De là à imaginer que l'action qui consiste à approfondir un désordre social et politique puisse être un jour la condition d'un nouvel ordre et ce, pour la simple raison qu'il serait conforme à la représentation américaine du droit, voilà qui, tout bien considéré, revient à faire d'une litote, une stratégie d'hégémonie à l'échelle planétaire. Et en attendant que tout cela advienne et surtout n'advienne pas, j'aimerais bien que l'on me dise aujourd'hui en quoi le désordre irakien voulu par les Etats-Unis est «créateur» d'autre chose que de destructions, de morts de et d'enfants et de misère sociale? Qu'on me dise tout simplement en quoi la société irakienne pleurant tous les jours des morts innombrables, pourrait en cet instant précis concevoir un idéal jusqu'à en mourir afin de mieux le dépasser? (la formule originale de Hegel dit que «quiconque atteint son idéal, le dépasse»). En attendant donc que l'on m'explique en quoi ceci peut valoir cela, il me revient à l'esprit un mot de Jean-Marie Le Pen qui, à une question sur les raisons de son injuste défiance envers les Arabes, eut tout de même ce mot d'esprit: « Moi j'aime bien les Arabes, mais chez eux!». N'est-ce pas, toute proportion gardée, l'un des nombreux non-dits du «désordre créateur»? Ou même de son équivalent sémantique qui, à une certaine époque du tumulte algérien, avait conçu l'obscur dessein de domestiquer et même de «féconder» la régression alors même que celle-ci opérait déjà en régime établi? On le voit bien à présent: on ne se méfiera jamais assez des prophètes de nos temps de détresse. Et surtout de leurs mots, ce mot dont le sage Victor Hugo disait qu'il «est un être vivant»! (1) Voir l'article de Ridha Kéfi dans Jeune Afrique l'intelligent, n° 2319, p. 50, semaine du 19 au 25 juin 2005. (2) Il suffit, pour s'en convaincre, de lire le dernier rapport sur le développement humain dans le monde arabe (Pnud, 2004) où justement l'Etat arabe est perçu comme une espèce de «trou noir» qui «...transforme le champ social qui gravite autour de lui en un espace au sein duquel rien ne bouge et duquel rien ne peut échapper» (Sommaire, p.14). Bien que d'un point de vue sociologique et politique (la mauvaise gouvernance), ce rapport fait une analyse relativement correcte sur l'état du développement humain dans le monde arabe, j'y relève tout de même une inclination marquée pour une forme désuète d'ethno centrisme. L'image cosmique du «trou noir» est à cet égard édifiante. J'ai d'ailleurs eu à m'entretenir récemment à Alger avec la responsable de l'ONU en charge de ce dossier et lui ai clairement fait part de cette impression.