Par hasard – par le seul hasard ? – trois sommets vont s'enchaîner. Celui des chefs d'Etats arabes ; aujourd'hui, celui du G20 ; demain et après-demain celui de l'OTAN. Le seul que les circonstances rendent impérieux reste celui du G20. Les deux autres relèvent de calendriers indépendants de la crise qui secoue le monde entier et appelle des mesures urgentes. Ces mêmes circonstances confèrent à ces sommets d'autres dimensions que les impératifs économiques ou politiques qui les justifient. Déjà, notre presse nationale en a donné une indication en déplorant massivement les divisions qui ont précédé et marqué le sommet de Doha. Nous connaissions ces regrets au regard des immenses défis que doivent affronter les peuples de cette région arabe. Encore que ces défis sont diversement appréciés et désignés. Défi du développement, défi de la modernisation et de la modernité, défi de la libération nationale, défi de la libération nationale couplée à la libération sociale, défi de la démocratie. A chacun de ces défis et de leurs hiérarchisations correspond une vision idéologique et culturelle - c'est-à-dire une image, une représentation, une construction mentale - de ce monde arabe. Et, au cœur de ces défis, toujours et encore la question palestinienne qui cristallise pour les Arabes leur condition commune d'être déchirés entre leurs identités nationales et la croyance active que leur langue, leur passé, leur obsession de redevenir les sujets de leur histoire, d'échapper à cette sorte de destin si manifestement décidé par les hommes. Ces regrets d'une division du monde arabe révèlent à quel point il est difficile de se détacher d'une représentation élaborée dans et pour des besoins d'unité et de solidarité des luttes de libération nationale et de récupération des ressources nationales qui se sont déroulées dans les années cinquante et soixante du siècle passé. La difficulté est si grande de renoncer à une image gratifiante d'une époque pendant laquelle, peuples, mouvements, partis, organisations et Etats nationaux renaissants transformaient leurs conditions de colonisés ou de semi-colonisés, s'attaquaient aux déterminations de ces conditions ; bref se libéraient sans pour autant traduire cette libération en libertés. «Ils se posaient en s'opposant aux autres», selon la belle formule de Sartre. L'impression générale est, qu'aujourd'hui, ils subissent plutôt les autres, nous laissant le sentiment d'être les jouets de forces extérieures. De passer d'un ordre de la solidarité anticoloniale au désordre de la division. Mais plus que toute autre signification, ces regrets signalent en creux et en négatif la fin d'une époque, la fin d'un cycle pour le monde arabe. L'incapacité de rester sur une image ethnique ou linguistique pour rendre compte de réalités sociales et politiques marquées par le changement de la nature des classes de certains régimes devenus par les effets de l'Infitah ou de la recherche volontaire de créneaux libres dans la division internationale du travail. Cette impression de fin de cycle pour le monde arabe est tout aussi présente pour le G20. Peut-être en plus accentué et en plus grave. L'invitation des pays émergents pour trouver des solutions à la crise met à mal l'idée que se faisaient les gens de la toute puissance des membres du G7. En dehors des aspects économiques et politiques dont doivent débattre les dirigeants réunis à Londres, quelques certitudes martelées par les grands médias depuis la chute du mur de Berlin en sortiront ébranlées. La première reste incontestablement le caractère naturel évident du capitalisme et l'efficacité de ses logiques de régulation. Par l'injection massive de capitaux pour stopper la récession ou éviter la dépression ou par une régulation et un contrôle accrus du capital financier, l'intervention massive des Etats montre au grand jour ce qui nous était soigneusement caché : les «succès» du capitalisme n'avaient rien de naturel et reposaient sur une action souterraine, soigneusement cachée au grand public. Le monde développé montrera aujourd'hui les mêmes divisions que le sommet arabe aura montré et pour les mêmes raisons : les intérêts des uns et des autres prendront le dessus sur l'assertion de l'unité et de l'harmonie du modèle capitaliste. Longtemps cette assertion a servi à désigner aussi un monde de la civilisation, du progrès, de la modernité et de la démocratie désirables et bénéfiques pour tous les peuples du monde. Elle n'a pas servi qu'à cela. Elle a également servi à désigner deux mondes différents. Le monde civilisé de l'Europe et de l'Amérique du Nord, soucieux des droits de l'Homme, de la nature, de l'écologie. Un monde rationnel, producteur de valeurs. Un monde surtout producteur d'ordre et de stabilité. Et de l'autre un monde barbare livré à l'émotionnel, à des non valeurs, aux désastres humains et naturels. Un monde générateur de désordre que la CPI et le TPI essayent de tirer des griffes de ses criminels de guerres et de ses criminels contre l'humanité. Sur cette division fondamentale du monde on en compte plus les productions télé, cinéma, d'émissions, de livres et d'essais qui ont construit et légitimé cette image jusque-là, ces émissions animalières dans lesquels les Blancs viennent sauver le patrimoine écologique, les animaux et les plantes d'une terre d'Afrique incapable d'estimer ses richesses irremplaçables. Partout le Noir, l'Arabe, l'Asiatique, le Latino est en besoin de cette mission de sauvegarde et de civilisation. Il ne s'agissait par pour les pays dominants de se construire une culture de la légitimation auprès de autres. Il lui fallait surtout se construire cette gratification pour leurs propres opinions publiques. Le G20 devra traiter au profit du G7 les fissures de cette domination idéologique, prouver que ce qui a été fait était juste et légitime. Qu'il ne relève pas d'une tare du système mais de manquements éthiques ou délictueux. Pourtant, le G20 ne pourra éviter de laisser une impression de fin de cycle. Je le répète, l'invitation faite aux pays émergents signale au moins que les grandes puissances ne peuvent plus gouverner le monde comme avant. Le Sud apparaissait comme le lieu du désordre, de la mort ; bref de la barbarie. L'affaire était entendue. Même et surtout pour nous, éreintés par l'interminable liste des malheurs qui frappaient nos continents : Liberia, Soudan, Congo, Zimbabwe, Afghanistan, Irak, Tchad, Ouganda, les pays du Sahel. Détachés de leurs racines historiques et des interventions souterraines ou ouvertes des grandes puissances ces malheurs nous désignaient comme une nature attachée à nos origines. Pour la première fois depuis trente ans, l'image se renverse. La crise a frappé d'un coup l'ensemble de la planète. La source d'un effroyable désordre se situe non plus chez nous mais chez eux. Le voile déchiré nous montre un monde de duplicité, de mensonges, de vol et de prédation. Si nos malheurs ont pour territoire nos seuls Etats, le territoire des effets de cette crise est la planète entière. Elle frappe aussi bien l'ouvrier de Détroit ou de Manchester que le paysan de Tanzanie ou des Philippines. La première grande différence avec la crise de 1929 ou celle de 1873 réside dans l'étendue géographique, dans le nombre des pays et des hommes touchés. C'est une véritable reproduction élargie des crises du capitalisme. Et si cette crise est résorbée, la prochaine, tout aussi inévitable que celle-là, sera encore plus large. La mission du G20 de sauver l'«économie mondiale» capotera sur la nécessité de sauver d'abord les rapports actuels de domination ou de les aménager. Chaque Etat devra défendre son propre capitalisme, c'est-à-dire contenir dans des proportions acceptables et gérables les contestations qui montent et s'élargissent. Elle ne traitera pas de la domination. La fin de ce cycle annonce-t-elle le début d'un cycle réellement différent ? Rien n'est moins sûr. D'un côté, les éléments objectifs permettent de dire que des transformations substantielles déjà en œuvre, comme l'émergence de la Chine, de l'Inde, du Brésil, se traduiront par des changements inévitables dans les institutions internationales et dans les prises de décisions. Les Etats-Unis le savent et devront manager ces changements pour que rien ne change vraiment quand à leur position dominante. Réussiront-ils à faire payer leurs déficits et leur relance par les autres pays ? Cela leur sera plus difficile. Mais jusqu'à aujourd'hui beaucoup peuvent prédire une reconduction du système actuel. Du point de vue des idées, cette fatalité s'exprime dans la certitude énoncée qu'il n'existe pas d'alternative. Que proposez-vous à la place ? Le socialisme, pardi ! Mais lequel ? Car cette question disqualifie par avance l'expérience socialiste du XXe siècle. A-t-elle été vraiment socialiste ou seulement la liquidation du féodalisme dans les pays significatifs où ces révoltions ont eu lieu comme la Russie ou la Chine, a-t-elle été vraiment socialiste ou seulement une libération plus conséquente que d'autres au Vietnam ou à Cuba ? Car pour cette expérience socialiste comme pour le monde arabe comme pour le capitalisme la même question se pose de savoir ce qui se dit à travers les mots. Celle de l'alternative ne relève pas de la théorie mais des mouvements sociaux. Car s'il est évident que le G20 prouve que la premier aspect de la crise est patent : les puissants ne peuvent plus gouverner comme avant. L'autre aspect vient des travailleurs et des peuples eux-mêmes. Quand ils ne voudront plus être gouvernés comme avant en se dotant des outils – partis et mouvements capables de les diriger – alors les éléments de l'équation seront rassemblés. Les gouvernés inventeront de nouveaux rapports sociaux. L'alternative sera là. Et toutes ces images et ces conceptions sur lesquelles et par lesquelles nous avons vu le monde auront vécu. M. B.