Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a donc décidé de prendre en «charge» la question kurde. Erdogan fait-il appel aux compétences de ses diplomates et stratèges pour trouver une solution équitable au dossier kurde? Que non! Erdogan a privilégié le recours à la force, passant immédiatement aux actes. L'armée turque a ainsi envahi dimanche le nord de la Syrie pour régler un problème kurde en stand-by depuis 1920. Et pourquoi pas, dans la foulée, faire table rase d'une ethnie que, décidément, Erdogan ne porte pas dans son coeur? En fait, le président turc a fait sienne la philippique de son ancien chef de la diplomatie, Ahmet Davutoglu qui, en pleine guerre de Syrie en 2014, plastronnait: «La République turque est un Etat puissant qui n'hésite jamais à prendre toutes les mesures qu'il juge nécessaire pour protéger sa sécurité nationale.» Principe qu'Erdogan ne dément pas, qui fit donner ses troupes contre la localité syrienne d'Afrine - siège des milices kurdes syriennes des YPG (Unités de protection du peuple) - dans le même temps où les canonnières turques pilonnaient, depuis samedi, la ville syrienne. De fait, cette action de guerre de la Turquie est un casus belli contre la Syrie. La Turquie qui soutient la rébellion syrienne et a longtemps soutenu les phalanges jihadistes (dont Daesh) contre la Syrie, se donne le droit d'intervenir extra-muros contre un pays souverain et contre sa minorité kurde. Un autre pas est de fait franchi vers la loi du talion, une loi de la jungle avec les conséquences néfastes qu'elle ne manquera pas d'avoir sur la stabilité du Moyen-Orient. A défaut de ré-instaurer l'Empire ottoman - Erdogan se verrait bien dans la peau de sultan de la Sublime porte - le président turc veut-il faire de la Turquie le nouveau gendarme d'une région martyrisée? Ce que fait la Turquie depuis samedi - invasion avec des chars et de l'infanterie, attaque à l'artillerie de la ville syrienne d'Afrine - est une violation flagrante des conventions internationales. La Charte de l'ONU permet-elle à Ankara de régler à sa manière le problème kurde en Syrie, qui est d'abord, pour ce qui est des milices kurdes, un problème syrien? La Turquie avait, certes, le droit de défendre ses frontières, mais aucun texte international ne le lui donne d'attaquer un pays. Un pays en guerre, où Ankara n'a pas été pour peu, par le soutien multiforme accordé à la rébellion, dans la flambée de violence qui mit la Syrie à feu et à sang depuis 2011. De fait, cette rébellion syrienne participe, aux côtés des troupes turques, aux attaques contre Afrine. Y avait-il urgence pour Ankara de «mater», en ce moment, les milices kurdes? sans doute pas, mais sous couvert de «sécuriser» les frontières contre d'éventuelles attaques des milices kurdes, Erdogan a d'abord en vue les cruciales élections législatives et présidentielle de 2019, cherchant à mobiliser une majorité autour de lui. Cette stratégie a déjà été utilisée suite au putsch avorté de juillet 2016, mis à profit par le président turc pour régler ses comptes avec l'opposition et ses adversaires politiques. Mais cette politique s'avère dangereuse et à double tranchant pour les desseins d'Erdogan, pour peu qu'il ne parvienne pas à «normaliser proprement» la question kurde. En effet, l'incursion de l'armée turque en Syrie, pourrait fort bien se transformer en bourbier militaire et diplomatique pour Ankara et un obstacle pour Erdogan, d'autant plus que les milices kurdes des YPG ont fait leur preuve face aux terroristes de Daesh à Raqqa. Au troisième jour de combats, l'armée turque semble faire du surplace et n'avance pas malgré les moyens disproportionnés mis à sa disposition. Reste l'inconnue syrienne. Que peut faire le régime de Damas, même si son armée est en train de récupérer les régions perdues ces dernières années? Une variable avec laquelle Ankara doit sans doute tenir compte, d'autant plus que le régime syrien a pris date. Toutefois, une question subsiste: le sort des Kurdes syriens était-il la priorité d'Erdogan, au moment où la Turquie irrite ses alliés et est de plus en plus isolée au plan régional et même international? Au plan régional, la Turquie a quasiment déclaré la guerre à la Syrie en envahissant son territoire dans le nord, elle est en froid avec l'Irak, entretient des relations troublées avec l'Union européenne et au plus bas avec l'Allemagne. Même si Washington dit qu'Ankara l'a «informé» de son opération en Syrie, il n'en reste pas moins que son alliée turque s'attaque à des Kurdes que les Etats-Unis aident dans leur lutte contre l'EI. Comment les deux alliés vont concilier cette donne? Dans l'affaire kurde il y a trop d'inconnues alors qu'Erdogan oublie que le leadership ne s'acquiert pas à coups de canon.