L'un des ses fils, parmi les plus brillants et le plus proche pour avoir fait de la formation musicale une sorte de sacerdoce, Bachir en l'occurrence, ne savait pas dans quelle situation embarrassante il allait me mettre au moment où il me suggéra de rendre un hommage écrit à feu son père. Mes rapports avec Si Mohamed Mazouni étaient quelque peu électriques, en effet. Bien que fils d'imams tous les deux, nous appartenions à deux univers politiques diamétralement opposés. A la semi-féodalité et à une impression d'autoritarisme qui semblaient instinctivement émaner de sa forte personnalité, s'opposait un idéal démocratique des plus sourcilleux de votre obligé qui tenait à ce que le mouvement associatif fasse émerger des potentialités conscientes, responsables, portées sur le débat et le respect des libertés d'autrui. Cela n'empêcha pas pour autant le jaillissement d'une véritable cohabitation entre les sensibilités ambiantes qui permirent, sous la direction éclairée de cheikh Abderrezak Fakhardji, de donner naissance à une merveilleuse association qui aura eu l'insigne mérite de libérer de ses chaînes une citadinité et une dimension soufie lâchement mises en cage par des pratiques systémiques qui auront servi de lits à toutes les formes d'intégrisme politique et/ou religieux. C'est à juste titre la tolérance et le respect de l'idéal démocratique tels qu'hérités de nos Andalousies perdues qui seront à la base de cette alchimie portée par quatre garçons dans le vent, s'il est permis de faire un clin d'oeil aux Beatles, ce groupe emblématique anglais, je voudrai les rappeler aux bons souvenirs des unes et des autres en les citant un à un, je veux parler de Abdelwahab Nefil, Bachir Mazouni, Smaïn Hini et Abdelhakim Meziani. Mais autour de cette bande des quatre, ne m'en voulez surtout pas de réveiller mes réminiscences maoïstes à l'origine de tous mes engagements politiques, il y avait des femmes et des hommes à l'Assemblée générale constitutive parmi lesquels, justement, Si Mohamed qui brilla de mille feux à l'effet de rassembler une large assistance aux assises préparatoires tenues au siège de la Fédération algérienne des ciné-clubs dont j'étais le secrétaire général comme à la Faculté centrale d'Alger. Son apport avant, durant et après nos assises fut tout simplement magnifique. Du reste, ce n'est pas par un pur hasard s'il fut élu, juste après le refus de Abderrezak Fakhardji de présider aux destinées de la nouvelle association, en qualité de premier président. La messe était entendue et le désarroi se lisait sur les yeux de la bande des quatre qui avait tant besoin du grand maître de la musique classique algéroise pour remettre sur les rails des traditions réduites à leur plus simple expression par la haine de la citadinité et la marginalisation d'un patrimoine dont la survie a été assurée pourtant par des familles aisées comme par celles des plus modestes se recrutant le plus souvent dans les corporations de métiers. J'avais cru être obligé de prendre la parole pour faire revenir sur sa décision le grand maître qui accepta, contre toute attente, de présider aux destinées de l'Association artistique culturelle et musicale El Fakhardjia d'Alger. La réaction de Mohamed Mazouni fut tout simplement citoyenne, mue tant par le sens de la respectabilité que par une adhésion forte à la symbolique mise en scène à cet effet. Il me félicita même en public et adhéra irréversiblement à une dynamique dont la portée nationale, à travers les hommages aux maîtres des trois écoles et les échanges entre associations du terroir, ne manquera pas d'intervenir sensiblement dans le raffermissement du sentiment national. Hadj Mohamed Mazouni avait le sens de la reconnaissance. C'est justement à Abderrezak Fakhardji qu'il devait son répertoire lui qui, aux côtés de son inséparable ami Ahmed Serri, avait fréquenté assidûment les classes du maître et bénéficié surtout de sa disponibilité, de son indulgence. Grosse gueule, s'il est permis de s'exprimer ainsi, l'homme auquel nous rendons hommage aujourd'hui manquait assurément de concentration, ce qui n'était pas sans retarder l'assimilation des morceaux choisis. L'élève en était tellement reconnaissant qu'il en parlait souvent les larmes aux yeux renchérissant au passage sur la mémoire prodigieuse de son ami Sid Ahmed Serri. Cet esprit de sacrifice empreint de pédagogie et d'humilité du maître allait le marquer considérablement et aiguiser surtout sa volonté de reprendre le témoin pour se consacrer à la transmission du patrimoine lui tenant à coeur. Bien que tenté par une carrière artistique qui le verra enregistrer quelque 45 tours, pas forcément en relation avec la musique citadine - il était ouvert à tous les genres musicaux comme tous ses enfants d'ailleurs - il optera irréversiblement pour la formation. Il ne pouvait en être autrement pour un artiste ayant su adapter sa forte personnalité aux exigences d'une musique savante portée par des hommes au raffinement certain à l'image de Abdelkrim M'hamsadji qui le prendra en charge au sein de l'Association El Djazaïria dès l'année 1946 aux côtés de celui ayant été à l'origine de sa passion pour l'art musical traditionnel, je veux citer Youcef Khodja. Cette adhésion suscitée donc par son voisin est intervenue juste après son retour d'Allemagne où il venait d'accomplir son service militaire avec, dans les bagages, une sorte de guitare/luth qui n'a pas été sans marquer son originalité, lui conférer un signe distinctif. Mohammed Fakhardji le comptera bien parmi ses élèves, en 1947, au conservatoire d'Alger en même temps que d'autres parmi lesquels il est aisé de citer Youcef Khodja, Boudjemaâ Ferguene, Zoubir Kakachi, Hamidou Djaïdir sans oublier Sid Ahmed Serri, Mahmoud Messekdji, Mustapha Bahar, Abdelkader Benrezoug ou Mustapha Aïouaz, Salima Madini et Mamed Benchaouch. Ce passage allait certainement être déterminant dans les choix futurs de cet artiste qui parvenait à neutraliser son égo au profit de la pérennité d'un art ancestral. Une muse qu'il honorera en obtenant en 1950 le 1er Prix du Conservatoire sous la baguette de Mohammed Fakhardji et représentera dignement, dès les lendemains de l'indépendance nationale, au sein de la prestigieuse Société des concerts du conservatoire d'Alger sur laquelle veillait jalousement le ténor du Vieil Alger, je veux parler de l'immense Mahieddine Bachtarzi. Il convient de souligner ici que le mérite de cette ascension revient certainement à l'installation de la famille Mazouni à Kouba où Abderrahmane, le père, a été appelé à diriger la mosquée en qualité d'imam. Fort heureusement pour l'artiste en herbe car Koléa, la ville chère à son enfance, n'avait pas encore d'ancrage avec la musique classique dite andalouse et sa bonne fortune artistique allait connaître d'autres lendemains exaltants lorsque Abderrezak Fakhardji décida de lui dispenser des cours, en même temps que Ahmed Serri, Mamed Benchaouch et Mahmoud Messekdji, à raison de deux séances par semaine. Son départ précipité en Tunisie à la suite de deux tentatives d'assassinat impulsées par l'OAS, lui permit d'aller à la rencontre de la Troupe artistique du FLN et de nouvelles sonorités. Sitôt l'indépendance nationale acquise il reprit, nous apprend son fils Bachir, son emploi au niveau des Chemins de fer tout en renouant avec la propagation du patrimoine musical ancestral, au conservatoire d'abord, avant de créer, au sein de l'entreprise publique Sonatrach, une véritable école de musique. C'est non sans fierté que Bachir Mazouni confie: «Il se fit remarquer très tôt en sa qualité de compositeur, interprète pour ne citer que la fameuse chanson «Ya moulette esser ouel b'ha» qui fut parmi les premiers succès de l'époque.» Fidèle en cela à sa ville natale connue pour sa seule vocation agricole et les beaux néfliers qu'il vantait tant, il décida d'y introduire d'une manière officielle l'enseignement de la musique classique algéroise. Avec le soutien de quelques citoyens de la localité qu'il réussira à mobiliser non sans leur avoir lancé un véritable défi, la complicité et l'engagement indéfectibles d'un élu local en la personne de Mahieddine Bellouti qui, avec la création de l'Association El Gharnatia, est parvenu à démontrer que la musique dite andalouse n'était pas de la seule compétence des cités traditionnelles. Elle était bien au contraire un patrimoine commun à tout un peuple. Ce travail que relayera merveilleusement bien peu de temps après Brahim Benladjreb, un élève d'El Djazaïria El Mossilia et non moins disciple de Sid Ahmed Serri, connaîtra un essor considérable à la faveur de l'éclosion de plusieurs sociétés musicales parmi lesquelles il est aisé de citer El Bachtarzia et El Fen El Açil. Il faut rendre justice à ce Monsieur dont l'idée fondatrice a permis à une localité à vocation agricole d'atteindre une notoriété jamais imaginée. Boualem Kherrous, l'actuel président de Dar El Gharnatia, lui en est entièrement reconnaissant et met à chaque fois l'accent sur le rôle conjoint joué par mes amis Mahieddine Bellouti et Mohamed Mazouni dans l'introduction de l'art musical andalou à Koléa. Un rôle que mon émission Nadi Et Taraqi, que je produisais et animais pour Canal Algérie, déifiera pour mieux évacuer une idée saugrenue et réductrice qui en attribuait la paternité aux prétendues racines andalouses de la région...gharnaties de surcroît...devant certainement se faire retourner dans sa tombe l'illustre artiste, journaliste et «mouadenne» algérois Omar Racim, mon docte voisin puisque nous sommes nés à Bab J'did, rue des Frères Racim (ex-rue de Chameau). C'était lui aussi qui était quelque part derrière l'éclosion de Behidja Rahal. Ce fut à Tlemcen, en marge de notre participation au Festival national de musique andalouse qu'organisait chaque année l'ancienne capitale des Zianides. Elle s'était produite avec l'ensemble du conservatoire d'El Biar, sous la direction de Mohammed Khaznadji. Son tour de chant n'a pas échappé à Mohamed Mazouni qui suivait attentivement toutes les classes de jeunes pousses programmées en marge, le festival étant organisé par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Coup de foudre! Encore un, diront les mauvaises langues, et il y en avait à El Fakhardjia...Rendez-vous a été pris - sur ma proposition retenue par Abderrezak Fakhardji notre Président - avec le professeur et son élève pour le lendemain au siège de la Slam de Tlemcen où El Fakhardjia était l'invitée de marque de la plus vieille association de la ville chère à mes amis Bensalem Benkalfat et Mohammed Bouali. Ce fut un triomphe pour Mazouni et la voie tracée pour l'heureuse élue qui, avec la bénédiction de cheikh Abderrezak Fakhardji, connaîtra les feux de la rampe grâce à El Fakhardjia, l'ensemble As Soundoussia alors dirigé par Nour Eddine Saoudi et à une carrière artistique professionnelle riche et prometteuse. Une carrière que bonifie, présentement, un statut de formatrice au sein du Centre culturel algérien de Paris, un vibrant hommage à ceux qui l'ont formée, guidée et adulée, avec à leur tête Mohammed Kheznadji, Abderrezak Fakhardji et Nour Eddine Saoudi, sans oublier celui qui l'a mise sur les rails de nos Andalousies perdues et de la consécration, je veux parler de l'homme dont nous célébrons la mémoire. Né le 26 février 1921 à Koléa, Hadj Mohamed Mazouni décéda le 21 janvier 1990 à Alger.