Omar Dib nous a quittés sur la pointe des pieds, comme il a toujours vécu, dans l'indifférence totale, voire assassine. Il est parmi nous ce soir trônant majestueusement sur la scène du Palais de la culture pour se rappeler à notre bon souvenir. Lui qui aura passé l'essentiel de son temps à restituer le message culturel andalou. Un voyage de presque huit siècles entrepris comme une course de relais par des hommes admirables qui, recevant le mobile, préparaient de jeunes disciples à continuer la ronde du temps. Des messagers du passé qui, perdus dans l'anonymat de l'oubli et le désert des siècles, faisait-il remarquer, avaient pourtant droit à toute notre reconnaissance tant ils étaient parvenus à accrocher au brouillard du temps infini un des plus beaux fleurons de notre culture. Ainsi, soulignait-il, il est des hommes qui gravent dans la mémoire du peuple le souvenir de sa grandeur et, dans la conscience, le devoir continuel de la rétablir. Certains d'entre eux, confiait-il dans un remarquable essai, «telles des balises dans la tempête, semblables à des repères indestructibles, demeurent les gardiens vigilants de notre patrimoine». Omar Dib était de la trempe de ces grands chantres. Je suis de ceux qui ont eu le grand privilège de se compter parmi ses amis et ses élèves surtout. Ce n'est donc pas sans raison que je le cite régulièrement dans mes écrits, en signe de reconnaissance. Ne tarissant point d'éloges, séduit que j'étais par la profondeur et la beauté de ses écrits, sa personnalité affable, je ne comprenais cependant pas pourquoi cet intellectuel avéré, une telle bibliothèque vivante, était voué à l'anonymat et à l'indifférence. N'avons-nous donc aucune dette, s'il m'est permis de paraphraser mon ami El Hassar Bénali, à l'égard de ceux qui ont exalté le chant profond de notre être? Il respirait l'austérité Il est vrai que les hommes de culture ont souvent un destin tourmenté, mais la vraie tourmente, la plus cruelle, n'est-ce pas celle des hommes qui se soucient fort peu de ces inébranlables patriotes dont la vie a été entièrement vouée à la défense de l'identité historique nationale? Je ne sais pas pourquoi, mais une envie folle m'incite à revisiter le cinéaste espagnol Luis Buñuel et son film L'Ange exterminateur. Une oeuvre qui puise sa cohérence dans l'absurde et sa réalité dans le franchissement des limites de la raison. Le thème de l'être humain enfermé dans ses propres valeurs, opprimé par le groupe social auquel il appartient n'est, certes, pas nouveau pour un cinéphile averti. Mais ici il s'élève telle la statue de l'ange et se déploie à l'encontre du temps dans un monde éternellement absurde. Celui qui se répète à l'infini, assailli par l'enfer et ses souvenirs, prisonnier de ses actes obsessionnels qui, non content d'interdire le moindre affleurement des sentiments inconscients, tente de les ensevelir pour toujours. À l'image de son cousin Mohammed Dib, décédé dans la solitude, Omar vivait de peu, mais possédait, cependant, la noblesse de coeur et l'affabilité des gens sobres et bien élevés ainsi que l'art d'aimer la vie. Tout comme le géant de la littérature nationale et son propre frère Mohammed Souhil, il respirait l'austérité et semblait adopter une sorte d'ascétisme singulier que soulignait la bienséance de sa tenue, de son maintien. Son âme et sa conscience étaient chargées d'une lourde hérédité. Celle accumulée en chacun de nous depuis des millénaires. Toute sa vie durant, Omar Dib cherchera, malgré ces indus-occupants que sont les commis de l'idéologie dominante, le meilleur moyen de restituer ce qu'il avait appris, de transmettre - ou mieux encore - de partager avec autrui cette merveilleuse richesse qu'il possédait. Ce qui explique, dans une certaine mesure l'intérêt manifeste qu'il accordait à sidi Abû Madyan à travers les écrits d'Ibn Saâd rapportés par Ibn Meriem: «A la connaissance approfondie des dogmes religieux il joignait celle des lois morales; mais ce qui le distinguait des autres savants de son siècle, à un degré éminent, c'était la perspicacité merveilleuse avec laquelle il avait sondé les mystères de la vie spirituelle...En le créant principalement pour être le soutien de la doctrine contemplative, Dieu lui avait donné la mission d'appeler les hommes à le suivre dans cette voie!» Tu nous a montré la voie A l'évidence, il aura été parmi les plus fervents défenseurs de l'Islam maghrébin et du soufisme faisant siennes les convictions de feu Hadj Mohammed Belmimoun sur les Voies (ou Turûq) lesquelles continuent, même de nos jours encore, «de marquer de leur empreinte et de la force de leur conviction la lutte permanente du bien contre le mal, du savoir et de la science, de la liberté enfin, pour le triomphe de l'Islam dans nos régions comme à travers tout le Maghreb!» Dans ses plaidoiries dédiées à la vie spirituelle de son peuple, il osera même écrire un jour que face à la voracité des catholiques et aux carences du makhzen turc, «la société maghrébine finissait de mettre en place une organisation, reposant sur le mysticisme religieux, susceptible de lui redonner de nouvelles vigueurs. Dès lors le «Tassawwuf» prenait, au fur et à mesure de son extension, une orientation adaptée aux circonstances rencontrées», pour transformer la tarîqa en un lieu de pouvoir. Dans un premier temps, nous apprend-il, des confréries inspirées par des initiés quittèrent les cités urbaines pour occuper d'abord les zones rurales, puis finirent de s'étendre à travers les grands espaces du sud du pays. Bientôt dans chaque contrée allait apparaître une zaouïa avec ses écoles coraniques où des talebs soufis dispensaient, aux adultes comme aux plus jeunes, les sciences religieuses ou profanes. Repose en paix l'ami! S'il nous arrive toujours de payer chèrement les audaces politiques qui nous caractérisent, nous ne cédons pas pour autant au défaitisme et aux fuites en avant. Tu nous a montré la voie, tu as toujours été à mes côtés dans ma quête de la justice, de la perfection et de la vérité. Dans les moments les plus difficiles, marqués par de nombreuses traversées du désert. Je t'en suis profondément reconnaissant et c'est pour cette noble raison que je te dédie mon premier documentaire. A la gloire de cette Association des Amis du livre qui a été au diapason des attentes financières de nombreux étudiants algériens qui peinaient à poursuivre leurs études. Un film que j'ai consacré à La Casbah, cette grande dame qui m'a mis au monde et que les Zianides ont reconstruite en 1303. Embrassée, mordue et dévoyée, la Casbah éternelle survivra à l'indifférence des clercs. Car elle symbolise à merveille le rôle joué par les médinas et la citadinité dans le jaillissement du Mouvement national.