C'est là, dans ces «forteresses imprenables de la mal-vie», que les premiers groupes armés ont pris corps. Bentalha, 9h 30. Les habitants de ce quartier, situé au sud-ouest de Baraki, sont étonnés de voir autant de journalistes se déverser en si grand nombre sur leur pâté de maisons, petite agglomération misérable et suburbaine, soudainement et tragiquement sorti de l'anonymat après le massacre de septembre 1997 qui avait fait près de 500 morts, dans ce qu'il convient d'appeler «la nuit des longs couteaux». Les bureaux de vote de la petite école choisie pour la circonstance ne sont pas pris d'assaut par les électeurs. Les gens viennent par petits groupes ou un à un voter. La majorité des gens de ce village périphérique sont fortement imprégnés de religiosité. On peut observer cela les vendredis, jour de la grande prière hebdomadaire. Ils votent. En fait, ils espèrent. C'est tout. Par ce geste de dire «oui» à la charte du président, ils espèrent que les autorités jetteront un coup d'oeil sur la mal-vie dans laquelle se débattent les jeunes, obligés de chercher du travail ailleurs qu'ici, et ne plus avoir à revivre le cauchemar de 1997, le sang les murs, les cris de et de bébés et la longue angoisse qui fit suite au massacre et qui fut, à bien des égards, plus pénible encore que le massacre lui-même. Ici, il n'y a pas un qui n'a pas été touché sans sa chair lors des massacres de 1997-98. Parce qu'il a un proche parent tué, assassiné, disparu, qui a fait partie du GIA ou qui a été blessé, handicapé ou amputé. C'est-à-dire qu'il y a au moins le volet «indemnisation» qui est intéressant. A Baraki, à moins d'un kilomètre plus au nord, la ville-fief du GIA affiche ses réflexes de tous les jours. Ni engouement ostentatoire ni joie sans mesure. Il y a de l'effervescence, de l'activité et, toujours, comme dans toutes les zones-crise, de l'espoir dans l'air. Ici à Baraki, où est né le GIA, il y a treize ans, se trouvent beaucoup de repentis. La plupart souhaitent l'assainissement de leurs dossiers administratifs et leurs casiers judiciaires. Beaucoup comptent revenir à leurs postes de travail qu'ils ont quittés en mai-juin 1991, lors de la grève illimitée de l'ex-FIS ou tout de suite après. Meftah, Larbaâ et Bougara ont été les premiers fiefs du GIA, elles aussi. Ni rébarbatives ni rebelles, elles ont opté pour la paix. Elles comptent parmi les villes les plus meurtries du pays, mais aussi les plus promptes à se relever. Zone de repli par excellence pour le GIA, Meftah n'a que sa cimenterie pour vivre... et pour mourir. La seule entreprise qui offre du travail aux jeunes est aussi un mouroir pour allergiques et autres asthmatiques. Rovigo, devenue Bougara, avait été le bastion de la terrible machine de guerre, El Katiba El Khadra, jusqu'en 1998. Aujourd'hui, c'est une ville meurtrie qui essaie de revenir à sa vocation première: les agrumes, le melon, la pastèque et les légumes. Ses terres comptent parmi les plus fertiles au monde, mais les jeunes ne sont pas tentés par la terre, et le chômage y prend pied. Larbaâ. Les cités périphériques sont El Karia, Tabrent, Djibolo, autant de quartiers où vivent les repentis de l'AIS, version Kertali, qui essayent de se réinsérer dans la société. Le marché Taïna offre quelques espaces où ils peuvent vendre Coran, parfums, encens, cassettes religieuses, audio et littérature théologique. Là aussi, l'espoir est de retrouver les réflexes de la vie d'antan, lorsque Larbaâ était une des plus belles cités verdoyantes de la Mitidja. Des petits villages enclavés entre Bougara, Larbaâ et Baraki sont tout aussi intéressants à voir : Laâbaziz, Belaouadi, Tabrent, Ouled Slama, Ouled Allel, Sidi Moussa, Gaïd Gacem. Au moins pour avoir constitué, pendant des années, les fiefs du GIA par excellence. Tout est à refaire, à repenser, à réfléchir. On ne reste pas deux années à y vivre là et en sortire indemne. Aux Eucalyptus, comme au Château-Rouge, les gens sont déjà heureux que l'APC leur ait élargi la seule route qui traverse la ville d'El Harrach à la route de Larbaâ. C'est une ville commerçante qui ne se fait aucune concession. Le travail fait suite au travail, sinon c'est la galère, la misère. C'est peut-être intéressant de rappeler qu'au moins deux des pirates de l'air de l'Airbus français de 1994 sont du quartier. Si aujourd'hui, on vote « oui » pour la charte, c'est pour pouvoir retrouver ses anciens réflexes. Un vieil homme, parent d'un islamiste de la première heure, tué aux Eucalyptus: «Je veux une chose, que l'Etat me prenne en charge. Mon fils était ma seule source de revenus. Il a été tué par la Gendarmerie nationale en 1993 dans un accrochage à l'entrée nord de la ville. Et pourquoi il a pris les armes? Parce qu'il avait été licencié de son travail en juin 1991. Et pourquoi? Parce qu'il avait participé à une grève politique avec son parti...» M. A., une jeune fille, à la fleur de l'âge, nous accoste pour préciser: «Dites qu'on vote aujourd'hui «oui» à la charte pour retrouver nos droits. Je suis fille d'un disparu. On pense qu'il avait été enlevé par les groupes armés et assassiné, parce que quelques jours auparavant, ils l'avaient déjà menacé de mort pour n'avoir pas remis l'argent exigé. Mon père était commerçant... Aujourd'hui, je souhaite connaître la vérité sur son sort et recevoir les indemnités promises, et qui seront d'un grand secours pour ma famille.» Zones-crise par excellence, ces villes sont les premières à s'être constituées en maquis du GIA. Y vivre est déjà un fardeau, une langueur, une oisiveté, un péril pour les jeunes. Les tentations sont toujours aussi grandes entre une cité-dortoir, vide de toute perspective, de tout horizon prometteur, et l'aventure, quelle qu'elle soit. Celle de 1992 s'était présentée avec un habillage austère et vénérable du combat religieux. Les jeunes n'avaient pas raté ce train. Même si aujourd'hui, un goût de cendre persiste encore dans la bouche du visiteur avisé.