«C'est lui qui a fait du soleil une clarté, de la lune une lumière et déterminé les phases de celle-ci pour que vous sachiez le nombre des années [qui s'écoulent] et le calcul du [temps]. Dieu n'a créé cela en toute vérité, et détaille les signes pour ceux qui comprennent». Le XXe siècle du calendrier grégorien s'est, comme on le sait, clôturé sur de grandes interrogations. Les plus grands voyages intercontinentaux se chiffrent par heures, ils se chiffraient, avant, par plusieurs mois. Si, il y a quatre siècles, l'espace était réduit à ce que peut parcourir un individu par jour, à pied, à cheval ou en bateau, l'espace est de nos jours dilaté, on peut pratiquement joindre tous les coins de la planète dans la journée. Par contre, s'agissant du temps, autrefois il était très long pour parcourir une distance dérisoire, de nos jours, le temps est aujourd'hui comprimé. Ainsi, une fraction de seconde suffit à un homme d'affaires pour intervenir sur un marché boursier à l'autre bout du monde. Le «cyberespace» fait basculer nos références temporelles. Chacun comprend de quoi on parle quand on parle du temps, sans qu'on le désigne davantage. Chacun sent que sous ses allures débonnaires et innocentes, le temps n'est pas une chose comme les autres, et qu'on en finira jamais de l'interroger sans cerner sa nature intime. On ne peut s'arrêter et le regarder couler comme on regarde passer une rivière en restant sur la rive, sans être impliqué par son flux. C'est tragiquement impossible, nous sommes, écrit Etienne Klein: «Inexorablement dans le temps et nous ne pouvons en sortir. Le temps, pour nous, n'a pas d'extérieur». (1)Le temps nous affecte sans cesse, nous voudrions nous arrêter, et le regarder couler; peine perdue, nous sommes inexorablement dans le temps. Nul ne peut l'arrêter à l'aide d'un feu rouge, ni le suspendre à un porte-manteau. Y-a-t-il un début et une fin du temps? Le temps est-il rigide ou élastique. A partir de quel moment on a commencé à compter le temps? «Qu'est-ce que le temps? Si personne ne me le demande je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus». Voilà ce qu'en pensait saint Augustin, le philosophe berbère évêque d'Hippone, il y a seize siècles de cela. Le temps est toujours là, autour de nous, inexorable, silencieux, imperturbable dans cette feuille qui tombe, dans ce mur qui s'écaille, dans cette bougie d'anniversaire qui s'éteint, dans ces rides sur le visage de notre mère. Les traitements, crèmes et «lifting» de toutes sortes n'arrêtent pas le cours inexorable, mais donnent l'illusion factice de la jeunesse, c'est-à-dire l'impossible arrêt du temps.(2) Admettre le modèle du big bang, c'est reconnaître l'impossibilité d'extrapoler indéfiniment vers le passé à l'aide des lois de la physique. Nous ne savons donc rien de l'origine de l'univers, rien non plus de l'origine du temps. Nous pouvons comprendre que l'univers a eu une histoire. Est-ce à dire qu'il a eu un début? La question de l'origine surgit ainsi dès que l'on évoque l'idée d'un commencement. Est-il apparu dans un temps lui préexistant, ou bien son émergence a-t-elle été contemporaine de celle du temps? En deçà du big bang qu'y avait-il ? Ici, honnêtement, la science ne sait plus que balbutier, et parle en termes pittoresques de «soupe primitive...» «La science elle-même ne savait rien dire de l'avant big bang ; elle ignorait tout de ce qui s'était passé au petit matin du big bang avant que l'univers ait atteint «l'âge» du «temps de Planck», c'est-à-dire 10-43 secondes. C'est-à-dire : que faisait donc Dieu avant de créer le monde?» Comment le temps se laisse mesurer? Le temps de la physique est réputé uniforme et ne dépend pas de nous. C'est le temps qu'affiche nos montres. L'étalon est la seconde défini comme la durée de 9 192.631.770 périodes de l'onde électromagnétique émise ou absorbée par un atome de césium 133 lorsqu'il passe d'un niveau d'énergie à un autre. C'est dans les religions que le caractère «construit» de la perception du temps apparaît de la façon la plus évidente. Comme les astronomes actuels postulent un big-bang initial, d'une inimaginable intensité, dans lequel toute la réalité physique était contenue sous une forme infiniment dense. Pour le christianisme, ce moment est la naissance du Christ. Pour les musulmans, la date fondamentale est le 16 juillet de l'année 622 de notre ère, date à laquelle Mahomet réussit à s'échapper de La Mecque en émigrant à Médine. Cette date symbolise la propagation de l'Islam. Le temps musulman sera ainsi marqué à jamais par cette Hijra ou «émigration», et sera appelé l'Hégire. Pour les juifs, la date fondamentale est celle de la création d'Adam et Eve, fixée il y a 5760 années de cela. Aucun document historique et aucun argument rationnel ne nous autorisent à supposer que le Christ soit né un 25 décembre, ni qu'il soit né dans l'année zéro de l'ère chrétienne. Au contraire, presque tous les historiens actuels s'accordent pour reconnaître que Denis le Petit - ce modeste écrivain qui, vers les années 525, utilisa pour la première fois le calcul des années à partir de la naissance du Christ - fit commencer cette nouvelle série avec un retard d'environ quatre ou cinq années. Le Christ, en somme, devait avoir déjà quatre ou cinq ans au moment où Denis situe sa naissance, et nous sommes actuellement dans l'année 2010 ou 2011 après la naissance réelle du Christ. Même en ne regardant que les calendriers chrétiens, il est facile de constater combien ces calendriers ont varié. Ainsi, les chrétiens de rite byzantin ont calculé les dates, pendant presque un millénaire selon l'ère byzantine, qui comptait les années à partir de la création du monde (fixée en l'année 5508 avant la naissance du Christ), et qui faisait commencer l'année le premier jour de septembre: cette méthode de calcul fut utilisée pendant tout le Moyen Age; en Russie (où elle ne fut abolie que le 1er janvier 1700, par Pierre le Grand). Le calendrier grégorien que nous utilisons, et qui semble destiné à devenir universel, ne commença par ailleurs à s'imposer vraiment que vers les années 1700. On sait qu'il doit son nom à Grégoire XIII. En enlevant 10 jours au mois d'octobre de l'année 1582 (on passa soudainement du 4 au 15 octobre), il fit enfin coïncider l'année du calendrier avec l'année tropique ou astronomique. Les Etats protestants de l'Allemagne n'adoptèrent ce calendrier qu'en 1700, la Grande-Bretagne en 1752, la Russie en 1918 et la Grèce en 1923. Cette année 2005 «grégorienne» marque, on l'aura compris, une segmentation du temps tout à fait arbitraire, voire impérialiste du fait que, par la force des choses, elle s'impose aux autres. Naturellement, le décompte est différent selon les civilisations et les religions. Ainsi en Egypte, on a découvert qu'«ils entraient dans le septième millénaire»... Devant les peurs «millénaristes» entretenues par les médias, j'avais dans un article parlé de l'an 2000 comme d'un «non-événement» et que seule l'hégémonie médiatique culturelle avait permis ce faisant une hégémonie cultuelle de la dimension du temps. J'avais donné les exemples de la civilisation berbère qui fêtait ses 2750 années, et même de l'Islam, pour qui le passage au quinzième centenaire est passé inaperçu, voire d'une façon clandestine, en 1979. De plus, en Algérie «Yannayer», fête berbère qui plonge ses racines près de huit siècles avant la naissance du Christ, relate la victoire, dit-on; du roi berbère Shichnak sur ses adversaires; nous donne une autre mesure du démarrage du temps.(3). De fait, dès la plus haute Antiquité, les hommes ont manifesté cette volonté de mesurer le temps. On trouve ainsi le cycle solaire comme premier mouvement régulier auquel les hommes ont manifesté de l'attention eu égard à la mesure du temps. La subdivision de l'année solaire en unités de temps mieux adaptée aux rythmes de l'évolution de l'espèce, que nous connaissons fort bien aujourd'hui, trouve, quant à elle, son origine dans des conventions purement humaines. Les Babyloniens (ancêtres des Irakiens), par exemple, divisaient l'année en 12 mois de 30 jours auxquels ils ajoutaient un mois supplémentaire tous les six ans afin de «se mettre à jour» avec le calendrier solaire. L'Histoire retiendra que Haroun Er Rachid offrit à Charlemagne une clepsydre qui mesurait le temps. C'est dire si ce fut une révolution technologique majeure pour l'époque. Charlemagne envoya comme cadeau au calife de Bagdad des....lévriers. Si l'horloge hydraulique ne fait son apparition qu'au Xe siècle, il faudra attendre le XIVe siècle pour voir apparaître l'horloge mécanique, et le XIXe pour voir l'avènement de la fée Electricité, à l'origine de l'horloge électrique. Aujourd'hui qui ne dispose pas d'une montre à quartz? Nous sommes passés ensuite à l'horloge atomique. Au lieu de l'opposition entre temps et éternité, nous avons, en Egypte ancienne, l'opposition entre le ‘'temps petit'' des êtres terrestres et le ‘'temps grand'' de la vie cosmique et des êtres divins, y inclus le roi. Le temps dans les religions révélées Chacun d'entre nous a sa propre horloge biologique amenant inéluctablement à la mort. Pourtant, du point de vue biologique, il n'existe pas de loi inexorable qui condamne l'homme à la mort. Il y a une centaine d'années, l'espérance de vie de l'homme était faible. Le gain a été d'environ de 25 ans en moyenne durant le siècle dernier. Il semble que certaines espèces animales (le homard) et végétale (le séquoia), ne vieillissent pratiquement pas. Le homard ne peut mourir que par prédation, ou d'une façon accidentelle. Chacun de nous mourra. Loin de pouvoir tuer le temps, c'est lui qui nous dévore. Chacun sait constamment qu'un moment doit survenir où il n'y aura plus d'avenir ; le présent s'efface devant le passé. Le temps nous est donc compté, nous n'avons qu'une part plus ou moins épaisse en termes de durée, mais une part finie. C'est pourquoi toute évocation du temps est chargée d'angoisses, de spleen, de fantasmes, d'espérances, voire aussi de résignation. Nous n'avons de cesse de retrouver le paradis perdu, de ne nous souvenir que des bonnes choses et de tenter de les revivre en tentant en vain de revenir en arrière. Cette nostalgie (du grec nostos: retour) est une constante de la nature humaine. Nous voulons nous révolter contre la mort, en pensant au paradis, à la réincarnation, à procréer pour laisser une trace de nous-même sur terre. C'est là que les «religions» entrent en scène pour apaiser nos angoisses sans les faire disparaître. Le temps dans la Bible est une création de Dieu. Dieu a créé le temps, et c'est dans le temps et par le temps dont il dispose souverainement qu'il crée tout son ouvrage, c'est-à-dire l'Univers et, en particulier, l'homme. D'où l'importance accordée dans le récit de la Genèse au temps de la création, émergeant d'un monde chaotique, le tohu-bohu. L'histoire humaine se confond avec celle d'un temps corrompu, destructeur, qui porte atteinte à une création que Dieu conserve tout de même et rachète. Le temps se mesure dans la Bible aussi en termes de générations. Le Christ parle par exemple de «génération perverse». Saint Augustin écrit «...Etant donc admis que les temps - le passé, le présent et l'avenir - sont tous Ton ouvrage, s'il y eut, avant que Tu fasses le ciel et la terre, un temps quelconque, pourquoi dire que Tu chômais sans ouvrage ? Ce temps-là même, aussi bien, tu l'avais créé et il ne peut y avoir des temps passés avant que Tu aies créé le temps. Si d'ailleurs il n'y eut avant le ciel et la terre, aucun temps, pourquoi demander ce que Tu faisais alors puisque, faute de temps, il n'y avait pas d'alors? ». (4) L'oisiveté éternelle de Dieu, avant qu'il se décide enfin à créer, troublera beaucoup saint Augustin : «Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre ? S'il était oisif, inactif, pourquoi ? Ne l'est-il pas resté dans la suite des temps, de même qu'antérieurement il s'abstenait de toute oeuvre ?» (4) Ou encore: «Pourquoi l'homme n'a point été créé pendant les temps infinis qui ont précédé la Création, et pour quelle raison Dieu a attendu si tard que, selon l'Ecriture, le genre humain ne compte pas encore six mille ans d'existence?» De toutes les religions qui existent, l'Islam a donné une valeur sacrée au temps. Hadi Tazi, historien et académicien au Royaume du Maroc écrit: «Pour connaître la valeur du «Temps» et la place qu'il devrait occuper dans la société islamique, nous devrions savoir que Dieu a juré 15 fois par le Temps et l'Heure dans le Coran. Il faut souligner que les 5 fondements (arkanes) de l'Islam sont liés au temps. En effet, la «chahada» (déclaration de foi) est sensée être répétée tout le temps, la prière est accomplie 5 fois par jour, le jeûne (ramadan) est exigé une fois par an. Le temps n'est explicitement mentionné dans le Coran que par deux emplois du mot dahr (en 76, 1 et surtout en 45, 24, où il a le sens de «destin»). Dans la sourate XVIII du Coran «La Caverne», le temps est décrit en termes de relativité. Cette sourate rappelle la légende chrétienne des sept dormants d'Ephèse. Ces derniers endormis dans une caverne, se réveillent deux ou trois siècles plus tard, ils pensent avoir dormi un jour et une partie d'un jour. La relativité du temps nous amène une fois de plus à faire le distinguo entre le temps subjectif et le temps objectif. Coran : Sourate XVIII : La Caverne, versets 17 à 25). Il en est de même de la sourate suivante; «Ils te demanderont de hâter le châtiment, mais Dieu ne manque jamais à sa promesse. Un seul jour pour Dieu est en vérité comme mille ans, d'après votre manière de compter». Coran : Sourate XXII, Le pèlerinage, verset 47». La fin du vingtième siècle, dans la société occidentale, a vu la disparition des rites de passage qui se font de plus en plus rares. Rien ne vient plus marquer le passage entre l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte. La tradition actuelle a perdu ses racines et a de la difficulté à scruter l'horizon. Les héros qu'offrent les mass-médias à la jeune génération sont prisonniers d'une immortalité tragique. Vieillir est dévalorisé. Dans les sociétés traditionnelles, l'âge de la sagesse était valorisé en ce qu'il était le gardien et la mémoire des traditions. Les sages, personnes du troisième âge, transmettaient le savoir et la tradition aux générations plus jeunes. L'existence humaine et sociale était ainsi bouclée comme un cercle où l'expérience rencontrait la fougue, où la jeunesse échangeait avec l'âge mûr. La tradition, par le biais de la transmission, devenait presque éternelle. Aujourd'hui, tout est différent. Les générations sont éclatées, souvent repliées sur elles-mêmes. Le temps étant vécu comme une discontinuité, l'avenir paraît incertain. C'est dire si l'inquiétude de l'homme face au temps, l'incite à ruser sans succès.La dernière merveille du virtuel, en matière temporelle, est d'ailleurs le temps internet. Par un coup de virtuose, on rétrécit l'espace et le temps à travers le virtuel. Quel sera le temps de l'humanité à venir ? Il semble que les calendriers d'origine religieuse ne sont pas près de mourir. Et il est bien qu'il en soit ainsi, car ces calendriers ont su créer et enraciner des fêtes, des coutumes et des valeurs d'une intensité et qualité extraordinaires. Mais en même temps, un immense changement est en cours. Nous assistons à l'émergence d'un nouveau calendrier : un calendrier universel, un temps humain pour tous les humains.(5). Peut-être, écrit Pierre Boglioni, un jour, la fête la plus importante, la plus intense et la plus sacrée, chez tous les peuples et dans tous les calendriers, sera la fête de la paix universelle et irrévocable entre tous les peuples. Cette fête sera la synthèse ultime des valeurs que tous les calendriers ont voulu transmettre, depuis le début du temps humain.(5) L'humanité aura alors la même mesure du temps, celui de l'avènement de la sagesse. A nous de choisir ... (1) Etienne Klein : Le temps. Editions Dominos, Flammarion p.8. 1995. (2) C.E. Chitour : Science, foi et désenchantement du monde. Editions OPU. 2002. (3) C.E. Chitour. L'an 2000, ce non-événement. Journal : Liberté. 27 décembre 1999. (4) Saint Augustin les «Confessions»: livre XI, chapitre 12 (5).Pierre Boglioni. Rapport. Université de Montréal 2000.