Il ne s'agit point d'un livre de trop sur le poète qui a brisé tous les tabous durant 20 ans d'une carrière des plus tonitruantes et talentueuses. Certes, il y a une profusion de livres sur le rebelle Matoub Lounès depuis qu'il a été assassiné le 25 juin 1998, mais tous ces ouvrages ont été écrits par des auteurs algériens. C'est la première fois qu'un écrivain français écrit et publie un livre sur Matoub Lounès. Il s'agit de Bruno Doucey qui vient d'éditer chez Actes-Sud, «Matoub Lounès, non aux fous de Dieu». La deuxième particularité inédite de ce livre sur le poète assassiné est le fait qu'il soit un roman. Le livre de Bruno Doucey est donc une biographie romancée du Rebelle. Même s'il ne raconte pas tout car il faudrait des milliers de pages pour dépeindre parfaitement Matoub Lounès dans son intégralité complexe, Bruno Doucey a réussi le pari très difficile de réunir presque toutes les étapes cardinales et décisives ainsi que celles marquantes de la vie houleuse de Matoub Lounès. Il faut reconnaître donc cette prouesse à cet auteur français qui a su s'imprégner profondément dans la vie et même dans l'oeuvre poétique de Matoub Lounès pour aboutir à l'écriture de ce roman qu'on ne peut refermer qu'une fois arrivé au point final. L'auteur a, certes, choisi de se focaliser beaucoup plus sur l'aspect militant anti-intégriste de Matoub Lounès, mais ce faisant, il n'a guère occulté les autres dimensions du poète insurgé comme ses histoires sentimentales entre autres, son enfance, le destin qu'il a réservé à sa scolarité en se révoltant, un jour et précocement, contre la négation de sa langue maternelle amazighe, ses débuts dans la musique avec la fameuse et mythique guitare fabriquée à base d'un fil de pêche et d'un bidon d'huile, etc. Grâce à un travail de fourmi et de longue haleine, Bruno Doucey a même réussi à glaner des détails parfois frappants de la vie de Matoub Lounès. C'est dire qu'il ne s'agit point d'un livre de trop sur le poète qui a brisé tous les tabous durant 20 ans d'une carrière des plus tonitruantes et talentueuses. Afin de conférer à son livre l'aspect romanesque qu'il a voulu lui attribuer, Bruno Doucey s'est beaucoup documenté concernant l'affaire de l'enlèvement de Matoub Lounès en septembre 1994 en pleine grève illimitée du cartable ayant paralysé toutes les écoles et université de la Kabylie, pour exiger du pouvoir algérien, que la langue amazighe soit reconnue officiellement dans les écoles puisqu'elle est la langue maternelle de millions d'Algériens. Plusieurs chapitres sont ainsi réservés à cet épisode des plus angoissants et des plus douloureux de la vie tumultueuse de Matoub Lounès. Bruno Doucey décrit, avec le moindre détail, tous les événements ayant précédé l'enlèvement puis raconte les quinze jours de séquestration, de l'intérieur et de l'extérieur, avant d'évoquer la libération du Rebelle par ses ravisseurs et toute la liesse lui ayant succédé. Une liesse qui fera malheureusement long feu puisque quatre années plus tard, Matoub Lounès est assassiné le 25 juin 1998 au lieu-dit Tala Bounane, entre Tizi Ouzou et son village natal, tant chanté et aimé, Taourirt Moussa. L'un des passages les plus émouvants du roman «Lounès Matoub, non aux fous de Dieu» de Bruno Doucey est incontestablement celui qui raconte la rencontre, dans le maquis islamiste, entre le chanteur et l'un de ses anciens amis intimes, un ancien sportif de renom, devenu entre-temps terroriste après la création des groupes islamiques armés. Cette rencontre a constitué à la fois un choc pour Matoub Lounès, mais aussi une note d'espoir. Malheureusement de courte durée. Car l'ex-sportif, transformé en «soldat» d'Allah met vite fin aux espoirs de Matoub Lounès qui croyait, en vain, pouvoir être sauvé par cet ancien compagnon qui a partagé de longs moments de fraternité avec le poète dont la générosité est légendaire. Finalement, Matoub finit par se rendre à l'évidence et il soupire désespérément: «J'ai laissé un ami, et je retrouve un djihadiste.» Ce à quoi, le désormais ex-ami rétorque à Lounès: «Lorsque quelqu'un touche à la religion, même s'il s'agit de mon père, cela m'est égal, on l'exécute.» L'univers s'assombrit de nouveau devant les yeux de Lounès, qui perd complètement espoir et n'attend donc que son heure. C'est avec ce genre de détails et de tant d'autres épisodes qu'est construit le roman de Bruno Doucey consacré à l'homme qui a le plus ébranlé la chronique du combat identitaire et démocratique en Algérie. Le militant qui a été présent sur tous les fronts, celui du combat pour la reconnaissance de la langue et culture amazighes, celui du combat pour la démocratie et une Algérie plurielle, la laïcité et contre l'intégrisme. Sans oublier, bien entendu, l'artiste et poète exceptionnel qu'il fut et qu'il demeure. Notons enfin que ce livre qui évoque le Rebelle s'inscrit dans le cadre d'une collection de la maison d'édition Acte Sud réservée à de nombreuses personnalités du monde entier ayant marqué leur temps à l'instar de Pablo Neruda, Victor Jara, Aimé Césaire, Gandhi, Victor Hugo, Denis Diderot, Nelson Mandela, Emile Zola, etc. Cette collection est intitulée: «Ceux qui ont dit non».