En été, on fait la fête, on se marie mais on construit aussi. C'est la période propice au coulage des dalles et du... sang. Un rite lointain dont on ignore l'origine. Chez nous, il est communément admis qu'avant de construire une maison, il faut recourir à un sacrifice sanglant: on immole un mouton, un taureau ou un bouc. Même un coq peut suffire si l'on veut s'épargner une grosse dépense, car de toutes les manières, dit-on, l'essentiel est que du sang coule. La tradition conseille d'accomplir ce rite au moment du creusement des fondations. Cette opération est renouvelée au moment où l'on s'apprête à occuper la demeure. Cette même pratique est vivement conseillée lorsqu'on occupe un appartement pour la première fois, qu'il soit neuf ou acquis auprès d'un particulier qui l'a déjà occupé. Contre les génies maléfiques Pourquoi recourt-on à ce rite du sang? Les gens auxquels nous nous sommes adressés ont tous respecté cette coutume. Ils s'accordent à dire qu'une maison où l'on n'a pas versé du sang sacrificiel est une maison qui risque d'être envahie par les «génies maléfiques». Et chacun y va avec les rumeurs qu'il a entendues à propos de ce qui est «arrivé» à ceux qui avaient ignoré cette exigence. Des rumeurs jamais confirmées, mais qui, à force d'être ressassées prennent des allures de vérités inexpugnables. Certains affirment que dans une habitation qui n'a pas été «purifiée» avec du sang, on peut entendre des chuchotements, des ricanements qui semblent sortir des murs ou descendre du plafond. Parfois, ce sont des projectiles invisibles qui passent devant les oreilles des locataires à une vitesse si grande qu'ils produisent des sifflements. Quelqu'un nous a même parlé de son fils de huit ans, devenu subitement épileptique après qu'ils eurent, lui et sa famille, occupé un logement acquis dans le cadre de la promotion immobilière. Cette maladie neurologique a disparu dès qu'un mouton fut sacrifié dans la salle de bains du F4, selon notre témoin. Mais d'où vient cette nécessité de verser du sang dans une nouvelle demeure? Ceux qui se sont adonnés à ce rituel ont été incapables de satisfaire notre curiosité. Puis, notre question les a même désarçonnés, car ils n'ont jamais entendu dire que les «djnoun» affectionnent le sang! Et cette pratique est d'autant plus déconcertante que le Coran ne la mentionne pas. Seule la Bible y fait allusion: «Au temps d'Achab, Hiel de Bethel bâti Jericho; il en jeta les fondements au prix d'Abiram, son premier-né, et il posa les portes au prix de Segub, son plus jeune fils, selon la parole que l'Eternel avait dite par Josué, fils de Nun». (Premier livre des rois, XVI, 34). Jéricho, l'une des plus anciennes villes de Palestine et de l'Histoire de l'humanité, aurait été donc construite après un sacrifice humain? Cette coutume semble être plus ancienne encore. On en a trouvé des traces en... Inde, en Chine, en Australie et en Allemagne. Malgré l'éloignement de ces régions les unes des autres, des ethnologues y ont trouvé des mythes qui leurs sont communs, notamment, celui concernant les origines de l'Univers et du Monde. Il est dit, en effet qu'avant la création du Monde, c'était le chaos. Les divinités, d'un commun accord, décidèrent de donner naissance au Monde et au Cosmos dans lequel il naviguera. Pour cela, ils durent tuer le «responsable» de ce chaos: un gigantesque serpent.(1) Celui-ci a été morcelé en un nombre infini d'éléments: certains sont allés former les planètes et les étoiles et les autres sont devenus des arbres, des animaux, des plantes, etc. Les hommes de jadis, au moment de construire leurs demeures, qu'ils assimilaient à un monde qui leur est spécifique, pratiquèrent le sacrifice sanglant; un rituel par le biais duquel ils imitaient les divinités des temps primordiaux. Au début, on sacrifiait des serpents puis progressivement on se détourna de ces reptiles et on opta pour les êtres humains! Pourquoi? Lorsqu'on dit que le Monde et l'Univers ont été créés à partir d'un reptile géant, cela signifie qu'ils ont été façonnés à partir d'un être vivant. Et pourtant, le Monde et l'Univers se sont retrouvés dotés d'une âme et d'une vie. Pour atteindre la perfection divine, les hommes se sont dit que les êtres qui devaient être sacrifiés ne pouvaient être que des humains. Ainsi, leur maison aurait enfin l'âme et la vie qui leur sont nécessaires pour ressembler à l'oeuvre divine, comme le souligne Mircéa Eliade: Pour durer, une «construction» doit être animée, recevoir à la fois une vie et une âme. Le transfert de l'âme n'est possible que par la voie d'un sacrifice sanglant. L'histoire des religions, l'ethnologie, le folklore connaissent d'innombrables formes de sacrifices de construction, de sacrifices sanglants ou symboliques au bénéfice d'une construction.(2) On sacrifiait des enfants L'histoire nous apprend également que les humains que l'on sacrifiait étaient des... enfants! Pourquoi des enfants? Tout simplement parce qu'on s'était dit que si l'on voulait qu'une maison ait une âme sincère, innocente, honnête et pure, il fallait prendre celle d'un enfant! Cette horrible croyance a sévi en Occident jusqu'au siècle... dernier! La rumeur (mais est-ce seulement une rumeur?) populaire a colporté, en 1943, une information selon laquelle le pont de Hall (en Allemagne) a été construit après qu'on eut aspergé ses fondations avec le sang d'un enfant. En France, les chroniqueurs affirment qu'à la fin du siècle dernier, les architectes avaient du mal à construire des ponts qui résistent aux intempéries dans la région de Rosporden, en Bretagne. Les habitants demandèrent conseil à une sorcière et celle-ci leur dit: «Si les habitants de Rosporden veulent avoir un pont qui ne s'écroule pas, ils doivent murer dans ses fondations un enfant de quatre ans, qui, dans une main, tiendra un cierge béni et, dans l'autre, un morceau de pain». (3) Et il paraît qu'on avait trouvé une femme qui avait accepté de sacrifier son fils. Et l'histoire nous apprend que les ponts de Rosporden se portent très bien depuis ce crime. Comme il n'est plus possible, aujourd'hui, de sacrifier des humains, on «recrute» désormais les victimes de ce rite parmi les animaux. En Bulgarie, on sacrifiait aussi des humains autrefois. Ce rite a été modifié, et maintenant, il est courant que des maçons enterrent dans les fondations d'un immeuble, qu'ils s'apprêtent à construire, une longue ficelle avec laquelle ils tracent la silhouette d'un enfant. La rumeur populaire prétend que les maçons, tout en nouant la ficelle, se concertent sur un enfant qu'ils ont aperçu. Celui-ci, généralement, meurt en moins d'une année... C'est-à-dire que son âme finit par rejoindre la ficelle se trouvant sous le béton. Le sacrifice que les constructeurs accomplissent chez nous au moment de bâtir leur maison a-t-il un lien avec les rites sanglants de jadis dont étaient victimes des être humains? Cela n'est pas à exclure, car cette pratique, malgré l'horreur qu'elle inspire de nos jours, était courante chez les Romains, les Incas et nombre d'ethnies africaines. Et dans de nombreux cas, c'était même le fils du roi qui était sacrifié, car on estimait qu'il était le plus à même de transmettre le «message» sacré dont il était investi. Et l'homme est ainsi fait ; il évolue, avance, regarde vers le futur tout en étant prisonnier d'un passé, pas toujours reluisant, mais qui l'interpelle avec des vestiges ataviques. Une manière de lui rappeler le monstre qu'il avait été? Peut-être... (1) On retrouve des traces de ce mythe dans les contes populaires où il est question de dragon (de serpent ou d'hydre) à sept têtes qui retient l'eau de la fontaine, empêchant ainsi des populations entières de boire de l'eau tant qu'on ne lui aura pas sacrifié une jolie fille. Lorsque le monstre meurt, généralement tué par un jeune héros pourvu d'une force peu commune (allusion à la force divine), la vie reprend son droit de cité: les jeunes filles ne sont plus sacrifiées et l'eau coule à nouveau. (2) Moicéa Eliade, Le sacré et le Profane, Ed. Gallimard, P.51 (3) G. Carloni, D. Nobili, La mauvaise mère, Pb Payot, P. 143