Cette course perpétuelle à l'idéal, à l'absolu devient un rite, une obsession, une habitude très proche de la nature. La perfection, voilà un terme qui colle parfaitement aux Japonais. 75% des Japonais pensent que leur avenir est sombre. Interrogés sur leur attitude en cas d'invasion du Japon par une armée étrangère, 44% des adolescents ont répondu qu'ils chercheraient à se réfugier dans un coin tranquille,12% ont affirmé qu'ils se rendraient à l'ennemi et seulement 29% ont déclaré qu'ils résisteraient en prenant les armes. C'est le résultat d'un sondage effectué par le quotidien japonais, Yomiuiri Shinbun. Des chiffres qui méritent une très grande attention. Qu'est-ce qui explique ce degré de désenchantement chez les jeunes Japonais alors que leur pays est la 9e économie mondiale, que le taux de chômage ne dépasse pas le seuil des 5% de la population active et que le salaire moyen d'un jeune diplômé est équivalent à 2000 euros? Les explications avancées par les Japonais sont encore plus surprenantes que les résultats mêmes du sondage. «Les jeunes sont désespérés parce qu'ils estiment que leur avenir est sérieusement compromis. Tout a été fait durant les années 70 au Japon. C'est la saturation», précise Kunio, la vingtaine . «Tout a été fait», voilà une expression qui n'est pas trop courante chez nous. Et que nous avons du mal à comprendre. «Les jeunes sont déprimés parce qu'ils ont peur du chômage», ajoute notre interlocuteur. «Qu'est-ce qui reste à faire selon vous au Japon ? Quel secteur doit-on développer?» s'interroge-t-il. Et de répondre: «Le développement du pays s'est fait à une vitesse supérieure depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On est en avance d'une décennie.» Une avancée qui est perçue, étrangement, comme une source d'incertitude, de menace non pas par manque de volonté et de persévérance, et encore moins de capacité intellectuelle, mais ce sentiment d'être pratiquement inutile dérange, rend toute cette génération impuissante face à un avenir incertain. «J'aurais aimé appartenir à la génération d'après la guerre. J' aurais certainement été plus utile pour mon pays.» Ce dernier, qui s'est rendu à plusieurs reprises en Afrique, a exprimé son étonnement de voir «tous ces projets en chantier». «Je suppose que les jeunes n'ont pas cette peur du futur» . La peur de l'avenir La perfection, voilà un terme qui colle parfaitement aux Japonais. Cette course perpétuelle pour l'idéal, pour l'absolu devient un rite, une obsession, une habitude très proche de la nature. «Au Japon, il n'y a pas de place pour les faibles. Dans une entreprise, vous n'avez pas d'autre choix que de vous imposer ou de disparaître.» La faiblesse peut conduire directement à l'exclusion sociale. L'exclusion c'est l'autre source d'inquiétude pour les jeunes. La réussite se présente, dès lors, comme la seule alternative. C'est l'héritage collectif de la nation. Parmi les principales composantes de cet héritage, il y a la discipline, la rigueur. Les Japonais fêtent le 23 novembre de chaque année le jour de reconnaissance pour le travail. Ce pays, qui est revenu de très loin, n'a nullement l'intention de faire marche arrière, ni même de s'arrêter pour faire un bilan de six décennies de développement. Au Japon, nous avons découvert un peuple homogène, très cohérent. A nous qui venons de l'autre continent, on nous reproche d'abuser du premier pronom personnel. J'ai remarqué que vous utilisez souvent le «je». Ce pronom est effacé au Japon, ce qui compte c'est l'intérêt suprême du pays, c'est le «nous». De l'avis même des Japonais, cette vision de la vie « arrange beaucoup nos dirigeants. Ça leur facilite le contrôle de la société . Parmi les rares endroits où le peuple japonais peut échapper à ce contrôle suprême, il y a le Jardin de pierre, au Pavillon d'or à Kyoto, ce célèbre temple bouddhique de la secte Zen Rainzaishu, datant de 1450, constitue un espace d'épanouissement spirituel avec ses rochers qui évoquent les vagues de la mer entourant 15 îles. «Dans cet endroit précis, nos esprits se libèrent de toutes les contraintes des règles de la vie quotidienne.» Le Japon renaît de ses cendres Située à 700 km de la capitale Tokyo, Hiroshima qui fut la cible de la première bombe atomique, le 6 août 1945, est le symbole de ce Japon qui a su relever tous les défis. Outre les dommages immédiats subis par les êtres humains et les biens, le bombardement a détruit toute une société. En un instant, la ville perdit ses activités d'affaires, ses usines, ses magasins, ses écoles, ses hôpitaux, ses casernes, le gouvernement de la ville. La destruction sans précédent d'une ville entière causa une douleur profonde et inexprimable. Parce que la destruction fut si rapide, si étendue, si douloureuse, les conséquences sur la société n'ont jamais été complètement éclairées. Beaucoup pensèrent que la ville ne pourrait jamais se relever. Une rumeur alléguant qu'aucune plante ne repousserait à Hiroshima avant 75 ans se répandit. Et pourtant les habitants de cette ville et les Japonais en général ont su relever le défi. Hiroshima a été construite pour incarner la lutte de la race humaine pour la paix. Le Dôme de la bombe atomique (Le hall de promotion industrielle de la préfecture d'Hiroshima qui fut gravement endommagé, excepté la structure située sous le dôme) se dresse en témoignage silencieux de l'horreur et de la tragédie causées par l'arme nucléaire. Le parc de la Paix et le musée d'Hiroshima ont été érigés en souvenir du bombardement. Des souvenirs que côtoient les habitants de la ville, qui deviennent au fil des jours, une source d'énergie et de lutte pour la vie. Cette ville refuse de replonger dans l'horreur. Les nouvelles générations, même si elles n'ont pas vécu la tragédie, prient pour la paix. Hini Kojyo, 14 ans, a découvert l'hécatombe à travers les documentaires de télévision et reste «marquée par la puissance de la bombe». Cette écolière, rencontrée au musée d'Hiroshima, n'arrive pas à comprendre «pourquoi les Américains ont utilisé cette arme contre des innocents». Hini souhaite que «cette situation ne se reproduise plus. Nous sommes contre la guerre». Quelle serait sa position si le Japon venait d' attaquer un pays un jour? Ce scénario est complètement écarté. «C'est impossible», atteste-elle. La famille d'Akoni Abayashi, 13 ans, compte une victime. C'est le grand-père qui a perdu l'usage de son oreille gauche. Cette révélation surprend ses collègues de classe. «Tu ne nous as jamais parlé de ton grand-père», lui fait-on remarquer. Mais ce mutisme est loin d'être un simple fait du hasard. M.Sunao Tsuboi, 80 ans, président de la Confédération des victimes de la bombe atomique d'Hiroshima, nous livre son témoignage. Victime d'une tragédie où la réalité dépasse la fiction, il nous raconte un récit affligeant. Sunao avait vingt ans à l'époque, il était à 1 km de l'hypocentre et il est revenu de très loin. Touché par les radiations résiduelles. «Les médecins avaient prédit ma mort au bout d'une année. Je suis le miraculé de la guerre. Je pensais finir ma vie à 20 ans. 60 ans après je suis encore là» évoque-t-il. M.Suano souffre d'un malaise cardiaque, d'une leucémie qui n'a pas eu raison de son corps. Mais son parcours pour la survie a été un véritable combat, un défi perpétuel. Les victimes avaient du mal à s'intégrer dans la société. Sur le plan professionnel, elles étaient indésirables parce que les patrons des sociétés refusaient toute idée de recruter des gens «faibles». «Pour espérer trouver un poste d'emploi, il ne fallait surtout pas révéler qu'on est victime de la bombe». Malheureusement , à cause de notre maladie, on s'absentait régulièrement, et les employés finissaient toujours par découvrir la vérité, après une enquête. «Leur verdict est sans appel. C'est le licenciement.» Sur le plan social, les rescapés souffraient aussi de la marginalisation. «Le rapport du congrès des médecins a été un coup très dur pour nous. Selon ce document, les victimes des radiations avaient une espérance de vie réduite. Cela nous privait de nos droits les plus élémentaires, comme celui de se marier et de fonder une famille». Suano est passé par cette expérience. «Se basant sur document, les parents de la femme que j' aimais, rejetaient catégoriquement cette liaison.» Loin de baisser les bras, le couple continuait de se voir en cachette. Face à l'obstination des parents, Suano et l'élue de son coeur font une tentative de suicide vouée à l'échec . Mais voilà qu' au bout de la septième année, la position des parents s'est adoucie. Ils ont dit: «finalement il a vécu plus que l'on pensait.» C'était aussi la bénédiction à leur mariage. Cette exclusion pesait lourdement sur les victimes de la bombe, doublement punies. «Ce sont les femmes qui en pâtissaient le plus. Il faut savoir qu' à Hiroshima il y a plus de femmes que d'hommes célibataires». Le musée d'Hiroshima raconte l'histoire, dans les principales langues, anglais, français, allemand, arabe et japonais, dans le but de rendre universelle cette tragédie humaine. Parmi les histoires, on retient le cas de cette mère ayant obligé sa fille malade à se rendre à son poste de travail, le 6 août 1945, «pour l'intérêt du pays». La maman n' a plus revu sa fille tuée dans les bombardements. Elle s'est culpabilisée jusqu'à sa mort. Au musée, l'on expose aussi une petite boîte en métal contenant le petit déjeuner calciné d'un enfant qui a été surpris par les explosions, en se dirigeant vers l'école. Quel impact ont laissé les bombardements d'Hiroshima sur les Japonais? Suano affirme que «durant les 20 premières années, je ressentais une haine indescriptible envers les USA. Je détestais même les lettres qui composaient le nom de ce pays .» Les visites répétitives qu'il a effectuées dans ce pays lui ont permis d'avoir une autre vision. «Aujourd'hui, dit-il, je ne ressens plus ce sentiment de vengeance envers les Américains, mais ma haine reste intacte pour les pouvoirs politique, militaire et économique qui ont participé à ce massacre. A ces derniers, je ne pourrai jamais pardonner». Il ajoute: «J'ai envie de me bagarrer avec Bush qui déclenche la guerre en Irak et partout dans le monde». Pense-t-il que les Américains doivent présenter des excuses au peuple japonais? «Tout d'abord, précise-t-il, je pense que le Japon doit commencer par reconnaître ses crimes contre les pays voisins». «Mais tout compte fait, ajoute-t-il, les Américains ont ciblé des civils, ils doivent, de leur côté, reconnaître leurs crimes». Suano a plaidé cette idée plusieurs fois aux USA. Mais cette idée est paradoxalement loin d'être partagée par tout le monde au Japon. La question est taboue, et les rares fois que nous nous permettons de poser la question, la réplique est la même. «Le Japon d'abord». Pour beaucoup, on préfère mettre en évidence les aspects positifs de l'occupation américaine «qui a permis au Japon de se débarrasser du régime militaire au profit des institutions démocratiques». Tout autre débat est renvoyé sine die 50 ans après les tristes événements d'Hiroshima, précisément le 1er janvier 1995, la ville Kobe plonge, à son tour, dans un cauchemar qui restera gravé dans la mémoire des Japonais. Un fort tremblement de terre détruit une partie de cette ville, coupée du reste du pays. On est le 4 octobre 2005, les responsables de l'Institut pour la prévention contre les désastres et la rénovation humaine nous invitent à revivre l'expérience, avec cette mise en garde :«Si vous sentez un malaise, vous pouvez quitter la salle ». Nous rentrons dans cette salle noire, et la première chose qui nous accueille ce sont les écrans géants de différentes tailles. La température baisse soudainement à 10 degrés, la terre commence à vibrer, les écrans s'allument pour nous montrer les images de l'hécatombe. Nous venons d'assister bien sûr à une simulation. La ville de Kobe a décidé de construire un musée à la mémoire des victimes, dans lequel l'on expose les photos du séisme, des objets déterrés sous les décombres, comme des pièces de monnaie, des vêtements brûlés et déchirés des victimes. Il y a aussi cet instrument de musique fait par les sinistrés à base de bâtons de fer pour distraire dans les camps. Mais ce sont les deux étages supérieurs du musée ( 3e et 4e), qui attirent spécialement notre attention. Ils ont été imaginés sous le concept de la rénovation humaine. Notre guide, Mme Kumiko Soda, reconnaît qu'il est très difficile pour les étrangers de saisir le sens de la rénovation humaine. «On trouve toujours des difficultés à expliquer cette idée en français ou en anglais.» La rénovation développe une idée selon laquelle la mort est loin d'être la fin. Elle n'est qu'une étape, un passage obligatoire dans cette vie. «C'est la réincarnation.» C'est aussi l'histoire de Freddie et de Daniel, ces deux feuilles de la même branche qui inspirent la joie et la gaieté aux enfants durant le printemps, et tombent en hiver, pour se transformer en engrais pour tous les arbres de la forêt. Le documentaire, que le musée présente à ses visiteurs, fait savoir que la mort est la continuité de la vie. Cette partie nous plonge dans le monde spirituel. Un monde qui encourage les relations humaines. Mme Nagooka est l'une des témoins du séisme, la soixantaine dépassée, elle nous exhibe une torche et un sifflet. «Deux objets qui ne la quittent plus depuis le tremblement de Kobe». «J'ai appris qu'il faut prendre toujours ses précautions pour protéger ma vie et celle de ma famille en cas d'éventuelle catastrophe». Nagooka a eu une fracture au niveau de sa jambe gauche, mais elle ne pouvait pas se rendre à l'hôpital parce qu'elle n' a pas saigné. « Donc je ne constituais pas un cas urgent.» Cette vieille a perdu son petit frère et sa belle-soeur. «En l'espace de quelques secondes, tout peut basculer. Depuis longtemps je suis entre la vie et la mort». Cette dernière a commencé à faire du bénévolat pour elle, pour se consoler, puis «j'ai découvert que c'est le plus beau geste qu'un être humain puisse faire» Nagooka insiste qu'«il faut toujours entretenir de bonnes relations avec l'entourage. «Les relations humaines, c'est extrêmement important.» Même si les traces matérielles du désastre ont disparu, sachant que la ville a été reconstruite, les souvenirs restent vivaces. Les autorités ont révisé, plusieurs fois depuis le désastre naturel, les normes de construction dans cette ville.