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Les défricheurs de la mémoire
HOSNI KITOUNI, AUTEUR, À L'EXPRESSION
Publié dans L'Expression le 08 - 11 - 2018

Demain vendredi, le Salon international du livre aura le loisir d'accueillir à 14h30 au stand des Editions Casbah un auteur pas comme les autres. Hosni Kitouni, puisque c'est de lui qu'il s'agit, un chercheur qui aura choisi la difficulté pour donner à son peuple la possibilité d'accéder à certains faits historiques. De découvrir surtout les horreurs provoquées par les enfumades ayant endeuillé le Constantinois à l'instigation du sanguinaire Saint Arnaud. Le désordre colonial est le titre générique de cet ouvrage d'importance que les Editions Casbah ont eu la judicieuse idée de publier. Hosni Kitouni a bien voulu nous en parler.
L'ouvrage que vous venez de publier chez Casbah Editions se démarque notablement des énoncés traitant de l'histoire du Mouvement national. Il se distingue par la période étudiée. Qu'en est-il exactement?
Hosni Kitouni: C'est un peu ma façon de prendre en charge un pan important de la période coloniale. Il faut reconnaître aussi que cette période allant de 1830 à 1871 m'a toujours interpellé. Il y a comme un silence construit en France, voulu et entretenu sur cette partie de l'histoire de la colonisation. Alors que. paradoxalement, les historiens anglais, américains et australiens sont au contraire très attentifs à cette période et de nombreux travaux lui sont consacrés. Je pense à Benjamin Brower, Jennifer Sessions, William Gallois. Des travaux frappés quasiment de boycott en France où il ne sont ni traduits ni même recensés. Pas même de comptes rendus dans les revues spécialisées. Que dire alors de notre pays? La situation est encore pire parce que non seulement nous n'écrivons pas sur cette période et nous ne traduisons même pas sur ce qui s'écrit sur nous.
Pourtant prête-t-on à la France une sorte de renouveau de l'histographie sur la colonisation de l'Algérie?
Les recherches des jeunes et talentueux historiens sont toutes inscrites dans le champ postérieur à 1871. Certes, il y a quelques incursions audacieuses, qui osent aller au-delà de cette date fatidique, mais elles sont plutôt thématiques. Autrement dit nous manquons dramatiquement de travaux sur cette période qui constitue pourtant la genèse d'un processus qui est la colonisation. Colonisation qui est considérée comme ayant été, en tous points, exceptionnelle.
Justement, vous est-il possible de nous donner votre sentiment sur la nature même de cette colonisation?
Voilà donc une colonisation atypique qui ne peut être qualifiée ni de colonisation de peuplement stricto sensu (hégémonie du peuplement invasif comme ce fut le cas en Amérique du Nord ou en Australie) ni de colonisation d'exploitation (basée exclusivement sur le pillage des richesses et du travail autochtone) qui nous pose des problèmes théoriques. Quelle fonction sociale et quel rôle a eu le peuplement invasif dans la formation de la société coloniale? Quel est la nature du pouvoir colonial local et quelle a été sa fonction dans la relation colons/ colonisés? Ces questions sont importantes parce qu'elles nous permettent de comprendre la nature des dynamiques qui travaillaient la société colonisée et surtout, comprendre la nature de la contradiction principale, comme diraient les marxistes, qui travaillait cette société, enfin de comprendre pourquoi la lutte de l'indépendance ne pouvait que prendre le chemin qu'elle a pris.
Les raisons que vous soulignez ne seraient-elles pas à l'origine d'une telle occultation?
Assurément, les historiens français sont gênés par cette période, elle soulève trop de problèmes au moment où la société française est travaillée par des conflits de mémoire qui prennent parfois la voie d'affrontements intercommunautaires. Allez dire aujourd'hui en France que tous les colons, je dis bien tous sans exception, sont les descendants d'Européens qui à un moment ou un autre ont peu ou prou «mangé du sang des Algériens». Car prendre possession d'une concession de terre, d'où ont été chassés ses légitimes propriétaires, vivre de «l'impôt arabe», être protégé par des lois d'exception, n'est-ce pas être partie prenante du système colonial? Il ne faut surtout pas confondre le colon post-1891 et celui d'avant cette date. Il y a eu une profonde transformation de la société coloniale qui a vu progressivement la ruine des petits colons au profit des banques et des grands propriétaires après 1891. Si nous sommes les descendants des tribus massacrées et refoulées, les colons sont les descendants des massacreurs et des spoliateurs. Chacun porte en lui, son propre héritage historique, on peut chercher à s'en éloigner, mais ce n'est jamais pour aller assez loin.
Cette même confusion n'a-t-elle pas un prolongement chez nous?
Je ne vous dirai pas le contraire. Il est donc impératif, pour nous Algériens de comprendre la colonisation dans son unité historique. On ne peut pas la saucissonner en partie bonne et en partie mauvaise, partie pacifique et partie violente etc....La colonisation est un continuum indivisible, elle a certes évolué sous la pression des luttes populaires et politiques, mais dans son essence elle est demeurée génétiquement la même depuis 1830 jusqu'à 1962 et au-delà, avec ses formes néocoloniales.
Vous apparaissez comme une sorte de défricheur de la mémoire...
Mon travail a donc consisté à revisiter cette période, non pour faire oeuvre de militant ou pour entretenir une quelconque guerre des mémoires ou quelque sentiment victimaire, que je révoque, mais pour étudier finalement qu'est-ce qu'a signifié la colonisation pour nos arrière-grands-parents et pour nos parents? Qu'est-ce qu'être colonisé et comment la colonisation a-t-elle changé leurs vies? Si je dois résumer cela en une formule, je dirais: comment la colonisation nous a transformés en sous-hommes, car coloniser c'est déshumaniser. Arracher des hommes à leur appartenance territoriale, historique, culturelle, c'est leur enlever toute capacité à pouvoir agir par leurs pensées et leurs actes au mouvement général de l'humanité.
Plusieurs révélations sont portées à la connaissance du lecteur...
Dans mon travail sur la violence, le séquestre et l'impôt, j'ai utilisé des sources de seconde main, la littérature qui existe sur les sujets, mais j'ai aussi eu recours aux archives de l'époque, aussi bien françaises qu'algériennes. C'est notamment le cas pour le séquestre, j'ai exploité un fonds disponible au service des archives de la wilaya de Constantine, mais également les archives numérisées de l'Anom (Aix en Provence). Ainsi j'ai pu mettre au jour tout le processus de dépossession dans la plaine de Djidjelli pour la création des centres coloniaux de Duquesne, Strasbourg et Taher. J'ai ainsi reconstitué le passé de ces villages et suivi comment 10.000 personnes ont été chassées de leurs terres et réparties sur les régions de Oued Zenati, Ferdjioua et Mila. C'est un modèle de désordre absolu.
Aviez-vous disposé d'une documentation assez importante pour l'énoncé de votre ouvrage?
J'ai pu mettre au jour des documents exceptionnels sur les séquestres consécutifs aux incendies de forêts de 1881. Je décris comment dans la région de Jemmapes (Azaba) et la région de Collo et d'El Milia on a dépouillé littéralement plusieurs tribus de leurs terres et comment réduits à la misère absolue, des paysans ont préféré fuir leur région d'origine, plutôt que de continuer à payer les fameuses soultes de rachat. D'un égal intérêt aussi les documents sur la fiscalité coloniale et ses effets.
Ne trouvez-vous pas que le fait d'avoir réussi à exhumer le rapport secret de Saint Arnaud sur les enfumades des Mhaias relève du miracle?
Ce fut une très grande satisfaction pour moi. Avoir réussi le tour de force de mettre la main sur un document qui constitue sur le plan historique un véritable scoop. Vous savez que les enfumades, cette répression collective qui consiste à enfermer des populations dans des grottes et à y mettre le feu, ont été utilisées quatre fois au moins dans le Dahra (1844-1845). La plus célèbre d'entre elles est celle des Ouled Riah. En juin 1845, confronté à l'insurrection de Boumaâza, Bugeaud ordonne à ses troupes d'écraser par tous les moyens cet énième soulèvement. Il envoie pour ce faire ses jeunes chefs militaires Pellissier et Saint Arnaud. Le 26 juin 1845 Pellissier encercle les Ouled Riah, les pousse dans les grottes et les enfume. 1200 morts. Les ennemis de Bugeaud se saisissent du rapport adressé par Pélissier à son chef et le font fuiter. Le Moubacher d'Alger (journal gouvernemental) le publie. L'article est repris par la presse parisienne, l'enfumade des Ouled Riah prend la proportion d'un scandale qu'alimentent habilement tous ceux qui veulent la tête de Bugeaud.
Il a été dit que ce rapport avait disparu. L'a-t-il été réellement? Qu'en-est-il exactement?
A-t-il vraiment disparu ou est-ce que les historiens n'ont pas voulu le retrouver ou l'ont-ils retrouvé et n'en ont rien dit. Qu'importe. De fait jusqu'à aujourd'hui nous ne connaissons l'enfumade des Mhaias qu'à travers les quelques détails qu'en donne Saint Arnaud dans ses lettres à son frère. Félix Gautier, l'historien et le géographe qui a enquêté sur les enfumades en 1905, reconnaît à Saint Arnaud le mérite d'avoir accompli un geste militaire de haute volée: Il a fait ce qu'il dit, enfumer 500 personnes et ne laisser aucune trace. François Maspero qui a écrit un livre sur Saint Arnaud reconnaît lui aussi que le rapport de Saint Arnaud a vraiment disparu. Or, dans mon travail de recherche, j'ai eu la chance incommensurable de mettre la main sur tous les rapports de Saint Arnaud relatant son expédition dans le Dahra entre juin et août 1845. Parmi ces rapports, il y a évidemment celui qu'il a adressé à Bugeaud où il décrit dans le détail l'enfumade des Mhaias et ses conséquences.
À travers ces rapports confidentiels, nous apprenons sur l'homme, sur le soldat, mais surtout sur sa conduite militaire pour tuer de sang-froid des centaines de personnes innocentes. La mise au jour de ces documents signifie que Saint Arnaud s'est trompé. 173 années après, nous sommes parvenus à mettre la main sur son rapport et les descendants des victimes peuvent aujourd'hui connaître la vérité sur la manière dont leurs arrière-grands-parents ont été froidement achevés par un criminel de guerre.


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