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«Quand l'Etat est infiltré ...»
M.LAZHAR BOUOUNI, MINISTRE TUNISIEN DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR
Publié dans L'Expression le 12 - 11 - 2005

S'il y a bien une communication qui a engendré un long débat entre les participants au XVIIe symposium international du RCD, c'est bel et bien celle de M.Lazhar Bououni, le ministre tunisien de l'Enseignement supérieur qui a aussi exposé l'approche tunisienne de réforme de l'Etat basée sur une démarche progressive fondée sur la réconciliation en tant que processus, l'efficience en tant qu'objectif, le développement intégral en tant que finalité et la participation en tant que moyen : son analyse de la crise de l'Etat, argumentée et démonstrative, a fait l'unanimité chez les participants venus de plusieurs pays. Il la reprend pour nos lecteurs.
L'Expression: Vous avez évoqué lors de votre communication la crise de l'Etat. Quelles sont les causes?
Lazhar Bououni: Il n'y a rien détonnant à ce que cette interrogation coïncide avec les principaux événement survenus dans le monde au cours des deux décennies écoulées, et tout particulièrement depuis la chute de l'Etat communiste dans les pays d'Europe orientale, et l'avènement de la mondialisation, avec décrispation de l'économie, libéralisation des prix, privatisation du secteur public, renoncement de l'état à toute intervention directe dans ce secteur, réduction des dépenses du secteur public, neutralisation de la libéralisation illimitée de l'économie aussi bien en matière d'échanges commerciaux qu'au niveau de la montée en puissance des forces du marché ou de la circulation des investissements et des capitaux, ou encore de la dynamisation des facteurs de production, qui s'est accompagnée, à un rythme vertigineux, d'une mutation profonde aux divers niveaux économiques, sociaux, politiques et culturels. Ces changements se sont conjugués à de nombreux phénomènes d'importance, à savoir, en premier lieu, la naissance de blocs économiques engendrés par des regroupements régionaux nantis de zones de libre-échange, dans plusieurs régions du monde. Quant au deuxième phénomène, il réside dans l'émergence du rôle croissant de la coopération décentralisée, entre des régions et des communes appartenant à divers pays, comme substitut à la coopération conventionnelle inter-Etats, outre l'appel en faveur de la dynamisation de cette option décentralisatrice, tout particulièrement de la part des pays industrialisés, dans leurs relations avec les pays émergents et les pays en développement, avec, bien entendu les conséquences que cela implique, y compris la redistribution des rôles et le partage du pouvoir entre l'Etat, les régions et les communes. Le 3e phénomène exhibé à l'émergence de la révolution informatique engendrée par l'évolution des technologies de l'information et de la communication, ce qui représente une concrétisation pratique des progrès scientifiques et technologiques vertigineux que l'être humain a accomplis et qui ouvrent largement la zone devant le progrès du savoir et de la connaissance. Cette révolution numérique ayant de toute évidence, un impact déterminant sur les flux de données à travers les réseaux virtuels qui sont devenus insensibles aux frontières nationales. Cette révolution a engagé le monde dans une nouvelle phase qui conjugue au progrès scientifique et technique, la nouvelle économie, l'économie en réseau, la démocratie, la bonne gouvernance et le respect des droits de l'Homme. Dans le même temps, elle prépare le terrain pour l'avènement d'idéaux universels supranationaux, sous prétexte de développer les communautés humaines et leurs composantes de base, telles que les associations, les organisations, les partis, les syndicats et les collectivités locales, autrement dit les composantes de la société civile.
Cetté évolution a mis en relief la dégradation du rôle conventionnel de l'Etat, notamment au niveau international, du fait de l'apparition d'autres parties prenantes telles que les organisations gouvernementales et non-gouvernementales, les compagnies multinationales ou transnationales qui ont contribué à l'émergence de réseaux générant de nouvelles réactions qui ne concordent pas avec l'organisation politique du monde, fondée sur la nation d'Etat-nation. Cet état de fait a amené certains à échafauder des théories en partant de l'hypothèse de la réduction de la nation de souveraineté, tout particulièrement lorsqu'il s'agit de pays en développement. Ces développements aussi divers que profonds ont ainsi jeté de l'ombre sur l'Etat nation et sur son rôle souverain, affectant ce faisant l'un comme l'autre. Ainsi, la mondialisation et ses effets ont engendré pour l'Etat des défis majeurs sans précédent. Et si certains penseurs tels Jean-Jacques Rousseau et Montesquieu passent pour être parmi les plus anciens partisans de la notion d'Etat, d'autres y sont hostiles, tels Alain et Proudhon. Des voix se sont élevées dans certains milieux et auprès de certains hommes politiques et penseurs, pour préconiser « moins d'Etat » ou « pas d'Etat » du tout et le remplacer par «peu d'Etat». Il s'agit en l'occurrence d'une formulation nouvelle des théories de Thomas Hobbes concernant: «l'Etat minimum», c'est pour toutes ces raisons à la fois que certains analystes et néo-conservateurs se sont avisés d'applaudir à ces développements et de célébrer l'avènement de l'ère des structures, celles-ci ayant imposé leur suprématie et pris en mains les rênes de l'autorité et du pouvoir que détenaient les Etats. Fukuyama va jusqu'à prédire la régression de la nation de souveraineté, dans le contexte de l'éclipse de l'Etat, de la réduction de ses pouvoirs et de l'amorce d'un nouveau tournant intellectuel qui rompt avec la situation présente, met en doute tout ce qui est patent et généralise ce qui n'admet pas de l'être en s'appuyant notamment sur la chute et le démembrement de certains états, tout particulièrement en Europe de l'Est et en Afrique, au cours de la décennie écoulée.Cette approche est à la fois excessive et erronée.
Pourquoi est-elle erronée?
Pour de multiples raisons. Celles-ci résident entre autres, dans les développements qui sont survenus à la suite des évènements du 11 septembre 2001, et qui ont mis en lumière l'attachement à la centralisation du rôle de l'Etat et l'importance de sa fonction de protection et de défense, en temps de crise. En outre, le débat qui a eu lieu parallèlement à l'émergence de l'idée de Constitution européenne et au référendum dont elle a fait l'objet dans l'espace international le plus intégré au monde, a démontré que les appels lancés en faveur du retour à l'Etat et de la nécessité de ne pas l'outrepasser, restent puissants et vivaces dans la conscience collective. En outre, les approches diffèrent et les opinions divergent d'un pays à un autre et d'une expérience à une autre, dès lors que les rôles de l'Etat ne sont ni uniques ni unifiés et qu'il existe des notions diverses des rôles de l'Etat dans les pays industrialisés et post-industrialisés et dans les pays émergents dans les pays en développement et dans les pays les moins développés, selon les cas, d'où la difficulté qu'il y a à standartiser les rôles. Il est évident que l'amélioration des mutations a incité l'Etat, quels que soient son degré de développement et son niveau d'évolution, à repenser son rôle afin de pouvoir réagir autant que faire se peut, à ces mutations et de se rapprocher de la forme idéale de l'Etat efficient, ce qui implique l'impératif de refonte de tout ce qui existe et d'action intense en vue de s'y adapter. C'est ce qui donne à notre thème une dimension à la fois théorique et pratique réaliste. D'aucuns parlent de crise de l'institution de l'Etat, jugement qu'il faut relativiser dans une très large mesure.
Car, l'Etat est une institution bien enracinée, dans l'histoire. La crise qui l'affecte n'est pas insurmontable ni universelle. Bien au contraire, elle concerne principalement une catégorie précise d'Etats qui n'ont pas réussi à réaliser le développement dans ses diverses formes.
Ni à être en harmonie avec les citoyens et avec les composantes de la société civile. Ils n'ont pas réussi, non plus, à assumer leurs fonctions essentielles en matière de sécurité, de santé, d'enseignement, de justice, d'infrastructures, de répartition équitable des fruits du développement entre les composantes de la société, et de participation politique. Ils ont même été incapables, parfois, d'assurer la coexistence entre leurs composantes, comme c'est le cas entre autres, dans certains pays d'Afrique, d'Asie orientale et d'Amérique latine. L'étincelle qui donne lieu à la crise concerne en premier lieu nombre de pays du Sud, qui n'ont pu s'adapter de façon positive à la modernité et ont continué de se référer à des formes primaires de tribalisme, pour imposer leur domination à la société, ce qui a donné lieu à une rupture entre l'Etat et le peuple et à des réactions qui avancent l'intervention étrangère comme solution de rechange au démembrement de la souveraineté et à l'affaiblissement de l'Etat. De cette manière, l'Etat se trouve infiltré à la faveur de formes nouvelles de domination, à travers la pression politique et économique sur la base de la logique de la conditionnalité, en tant que blanc-seing pour l'ouverture politique, ou bien par le recours à la force, par le truchement de parties extérieures comme le prônent les néo-conservateurs qui cherchent à mobiliser les énergies et à entraîner nombre de pays dans leur projet de standardisation de la vie politique, sous le couvert de la démocratie, des droits de l'Homme et de la bonne gouvernance.
Parallèlement, nombreux sont les pays en développement qui se trouvent menacés en tant qu'institutions, au nom du droit d'intervention ou du devoir d'intervention comme le disent certains, et cela tout particulièrement dans les pays dont les institutions se sont effondrées à la suite de l'aggravation des actes de violence et de la multiplication des cas de secours humanitaires dans de nombreuses régions du monde. Si la crise est plus aiguë dans les pays du sud, elle est néanmoins présente quoique à des degrés divers et avec moins d'intensité dans les pays du nord, même si les motifs ne sont pas les mêmes. La crise qui a touché nombre de pays industrialisés et a donné lieu à une impuissance de l'Etat providence ou Welfare State dans l'accomplissement de ses principaux rôles conventionnels, a fait apparaître les limites de l'action de l'Etat dans la garantie des prestations et du développement durable, dans les domaines économique et social. Le déficit budgétaire de la plupart des pays industrialisés, sa persistance, voire son aggravation sont les principales raisons qui sont à l'origine de cette limitation. La multiplication des crises financières depuis l'année 1987 a favorisé la dégradation de la situation et la régression du rôle de l'Etat, des suites de la régression du taux de croissance, avec les difficultés économiques et les crises sociales qui en ont résulté. Ces crises ont montré que ce ne sont plus les Etats qui influent le plus sur le marché financier «international», ce qui a donné lieu à des mutations radicales qui ont modifié le cours des évènements dans diverses régions du monde. Néanmoins, l'évolution des évènements a montré que l'activité de la société civile au niveau de l'altermondialisme semble opposée à toute standarisation uniforme, comme en attestent les réunions de Genova, de Gotebord et de Porto Allègre qui ont contesté l'instauration de tout concept universaliste applicable à tous les Etats. Il semble que les facteurs qui influent sur l'efficience de l'Etat diffèrent d'un pays à un autre, en fonction du degré d'évolution de chaque pays. La taille de tout état, sa composition, sa forme, son système politique, ainsi que sa culture dominante en font un modèle unique. Cette diversité incite à identifier les causes profondes de la réussite de certains Etats, beaucoup plus que d'autres, dans la réalisation du développement durable, et de leur aptitude à s'adapter aux changements.
Compte tenu de l'existence de nombreuses différences entre les Etats et de la diversité de leurs conditions de naissance, il serait difficile d'établir un modèle mondial unique d'Etat efficient. Ce sont dès lors les approches nationales qui s'imposent si nous voulons transcender la distance énorme qui existe entre la pluralité des rôles et des demandes adressées à l'Etat et l'attention que ce dernier est tenu de leur accorder en vue d'y répondre et de les satisfaire.


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