Par le peuple et pour le peuple Le peuple algérien a compris que l'institution militaire, détentrice du pouvoir décisionnel, est plus que jamais interpellée. Partenaire important de cette transition, elle doit s'associer à l'ensemble des étapes du processus et être garante du respect des engagements pris. La révolution pacifique, tant applaudie, bouillonne et risque de prendre feu. Le rêve est-il aussi éphémère: «De Khawa Khawa» (nous sommes des frères) à la «méfiance», le peuple interpelle son armée: on ne veut plus de sang, pas de main étrangère dans la maison Algérie, on n'en parle même pas, on veut juste vivre notre temps, un temps de rupture, un temps de modernité, un temps de nouvelles technologies, un temps de relâchement de la dictature, de ne plus entendre parler de la légitimité historique d'avant ou après l'indépendance. Il ne veut plus de feuille de route dictée et imposée, il veut discuter, se réconcilier et se reconstruire sur de nouvelles bases. Elire une Assemblée constituante demeure pour lui une condition sine qua non pour restituer son droit à l'autodétermination et la mise en place d'un Etat de droit. Ainsi, la nouvelle Constitution, première à émaner de la volonté populaire, marquera l'avènement historique de la IIe République. Le peuple algérien a compris que l'institution militaire, détentrice du pouvoir décisionnel, est plus que jamais interpellée. Partenaire important de cette transition, elle doit s'associer à l'ensemble des étapes du processus et être garante du respect des engagements pris. Son retrait du champ politique doit être graduel, mais effectif. Le peuple sait que cela ne se fait pas du jour au lendemain. «Soyons sérieux, on ne va pas dire du jour au lendemain à l'Armée qui est le centre du système, c'est bon, retirez-vous du champ politique!»», ça donne un éclat de rire pour les avertis. «Au contraire, c'est elle qui prendra contact avec l'ensemble des corps intermédiaires autonomes et éviter tout contact avec ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont connu des postes de responsabilité ou issus des rouages du système, c'est elle qui devrait conduire ce travail», estime Madjid Benchikh, doyen honoraire de la faculté de droit d'Alger et professeur de droit. Le commandement militaire a compris Le général Yala, ancien chef des forces navales algériennes, ne croit pas «que ce soit le cas. Si le coup de force, pour ne pas dire coup d'Etat, était le but des responsables militaires, ils l'auraient déjà exécuté, il y a quelques semaines». Et ce ne sont pas les arguments qui manquent. Pour le général, «ils étaient suffisants, en tout cas plus forts que pour ceux qui ont fait le coup d'Etat en Egypte il y a 6 ans ou au Soudan cette semaine». Mais comme tout le monde et peut-être avant tout le monde, le commandement militaire a compris qu'il s'agit d'une véritable révolution populaire, pacifique et unique dans l'histoire de l'humanité. Le général à la retraite est convaincu que «l'ANP accompagnera les revendications du peuple qui se sont exprimées au fur et à mesure: pas de 5eme mandat, pas de prolongation du 4eme, pas de transition gérée par le système et transition pour un nouveau système géré par des personnalités crédibles et propres». Ni la carte islamiste ni la carte identitaire ne se disputent le terrain: à travers les quatre coins du pays et la communauté algérienne à l'étranger comprise, les différentes organisations sociales, professionnelles, syndicales, universitaires, politiques, intellectuelles, artistiques, administratives...etc. surfent et se projettent dans une nouvelle ère et se lancent dans un processus «re-constituant», Bouteflika n'est que la goutte qui a fait déborder le vase, mais il s'agit de tout le système qui est remis en cause. «Cette jeunesse nous a honorés, elle a tout compris. Ce n'est pas Boutflika qui est le problème, il faut qu'ils partent tous et c'est bon. J'ai revu en notre jeunesse, enfin, la flamme patriotique, et surtout sa mobilisation», confie, non sans émotion Lakhdar Bouregaâ, un des chefs historiques de la Wilaya 4 historique. La réalité et la complexité de la crise que traverse l'Algérie interpellent Belaïd Abane qui fait remarquer que: «La situation politique actuelle, après «l'éviction» de Bouteflika, reste tout de même une impasse car l'ancien président a servi lui-même de fusible qui a permis au système de gagner du temps en replaçant Gaïd Salah, un peu à son corps défendant, comme chef de voûte.» Pour Abane, le chef d'état-major a la responsabilité historique de faire face au peuple qui réclame à cor et à cri, le départ de tout l'ancien personnel politique d'un système obsolète et gangrené par des tares structurelles dont la plus rédhibitoire aux yeux de la population est la corruption-prédation du produit national». En effet, le peuple algérien, privé de son indépendance, de son algérianité plurielle, dépourvu de ses richesses, ridiculisé, humilié, désigné du doigt, inscrit dans des listes noires, plongé dans un terrorisme fratricide, veut une rupture radicale et pacifique. Son passé lui suffit pour mieux affronter son présent et son avenir. Le peuple algérien a bien compris vraisemblablement la théorie de Charles Pasqua, ancien ministre français de l'Intérieur: «Quand on est emmerdé par une affaire, il faut créer une affaire dans l'affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l'affaire; jusqu'à ce que personne n'y comprenne rien.» Une responsabilité décisive La responsabilité du vieux général demeure décisive et marquera de son empreinte l'avenir de l'Algérie. Les dangers sont imprévisibles. Des millions d'Algériennes et Algériens, toutes catégories d'âges confondues, pacifiquement «sylmia disent-ils», s'invitent chaque vendredi dans les rues à travers les quatre coins du pays et crient «système dégage». Mais la tâche n'est pas si facile pour le vice-ministre de la Défense nationale. Il est le tout-puissant général de l'heure, rappelant la période de la démission en 1992 du président Chadli et l'émergence du général Khaled Nezzar, homme fort d'alors, qui avait imposé l'option du système, de l'armée, une option que le peuple a chèrement payée avec 20 ans de guerre civile. Ce sont les craintes de pas mal d'observateurs qui scrutent l'actualité et en mesurent les éventuelles évolutions des évènements. «Pour la deuxième fois en 25 années, l'Algérie fait face à son destin», note le professeur Mohamed Lahlou. Il rappelle à ce propos, la démission du président Chadli, en janvier 1992, annoncée, sous la pression des évènements et de l'armée. «La démission de Chadli a créé une situation inédite alors qu'il venait de sortir des premières élections législatives pluralistes qui avaient conduit les islamistes aux portes du pouvoir.» En rupture avec les principes démocratiques et l'application de la Constitution, l'Armée avait trouvé en Mohamed Boudiaf, l'homme providentiel pour une sortie de crise, en recourant à l'argument de la légitimité historique. «La suite a certainement empêché l'instauration d'un régime islamiste, mais a plongé le pays dans une sanglante décennie noire», regrette le professeur Lahlou qui pense qu'un scénario de la même nature est en train de se produire aujourd'hui. On a eu d'abord l'impossible candidature de Bouteflika à un 5° mandat, ce qui a conduit à une impasse et à une «confrontation entre la légalité constitutionnelle et la légitimité populaire». Il est à se demander comment va agir cette fois-ci l'institution militaire qui se retrouve avec, sur les bras, une crise politique et de confiance assez aiguë. Pour Belaïd Abane, les contextes diffèrent et Gaïd Salah n'est pas dans la même situation que Nezzar au début des années 90. «Nezzar était appuyé par une junte puissante qui s'appuyait non seulement sur la légitimité historique, mais aussi sur l'alibi sécuritaire. Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Gaïd est dans un tragique isolement». Et face aux revendications opiniâtres et néanmoins légitimes du peuple du Hirak, il est fort à parier que Gaïd Salah, «cherchera à court terme à se débarrasser de cette patate brûlante qu'est le pouvoir frelaté de l'ère post-Bouteflika», présume le professeur Abane pour qui les choses vont aller très vite dans les prochains jours. «Le projet d'une élection présidentielle fixée au 4 juillet est d'un surréalisme renversant. Qui ira voter au matin du 5 juillet? Là est la question.», s'interroge-t-il L'armée refuse un coup d'Etat Il est clair que la perspective de l'élection présidentielle de juillet est tout simplement invraisemblable et que continuer à gérer le hirak avec la démagogie et la matraque est une folie meurtrière. Interrogée à ce propos, Louisa Dris-Ait Hamadouche, professeure de sciences politiques à l'Université d'Alger, explique: «Un coup de force est par définition illégal. Ce n'est pas le cas ici, puisque il applique à la lettre le contenu de l'article 102.» Le problème qui se pose est que l'articulation de cet article est illégitime, car rejetée par la population, mais aux yeux de cette politologue, ce qui place le chef d'état-major au-devant de la scène est «sa visibilité médiatique et politique ainsi que le contenu de ses discours». Comment va agir le chef d'état-major, pris entre des institutions illégitimes, un peuple en colère et la nécessité, voire l'urgence d'agir, avant qu'il ne soit trop tard. Car il est clair que cette fois-ci, le peuple ne se laissera pas faire comme l'explique à juste titre Mohamed Lahlou: «Si, en 1992, on a fait jouer la légalité républicaine contre la légitimité électorale, en 2019, il a été décidé d'opposer la légalité constitutionnelle à la légitimité populaire». Rejet massif En recourant à l'application stricte de la Constitution, pour sortir de l'impasse actuelle, l'armée semble refuser de s'engager dans ce qui aurait été interprété comme un coup d'Etat. «Cette décision a, en fait, mis en porte-à-faux le chef d'état-major de l'armée avec les millions de manifestants qui dénoncent le sauvetage du système contre la volonté du pays», note encore Lahlou. Aujourd'hui, la société algérienne rejette massivement les responsables du système auxquels est confié le pouvoir de décider de la transition pendant une période de 90 jours. C'est ce que doit comprendre l'institution militaire qui ne peut plus se contenter de l'argument constitutionnel pour sauver le système et braver la volonté populaire. Entre une Constitution violée plusieurs fois par le système et la revendication d'une alternance démocratique hors d'un système responsable de la crise actuelle, le choix devrait être vite fait. «D'autant qu'on va directement vers un boycott massif de l'élection présidentielle fixée au début du mois de juillet 2019 et un avenir incertain», anticipe le professeur Lahlou. Il faut reconnaître que la situation semble bloquée pour le moment, ce qui risque de faire dégénérer la situation déjà très tendue à la base. Car sur le terrain, c'est l'institution policière qui est en train de gérer une situation de crise historique qui nécessite un débat profond, large et franc entre toutes les composantes de la société. Sans quoi, il est plus qu'évident que les choses vont dégénérer et que l'Algérie court droit vers le chaos. Noureddine Benissad, président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme, relève que «le processus électoral a été effectivement décidé par le commandement militaire en 1991 suite à la victoire du FIS. La suite, tout le monde la connaît avec une restructuration et le renforcement de l'appareil répressif du pouvoir, lui qui avait promis des institutions démocratiques». Une perspective qui fait dire à Belaïd Abane: «Le chef de l'armée continue sans grande conviction à vouloir faire appliquer des règles techniques constitutionnelles rendues caduques par le peuple en marche qui réclame à l'unisson un électrochoc politique.» Le temps nous est compté et les dérives risquent d'advenir à tout moment et plus vite que prévu.