Le combat futur n'a pas besoin de bras, il a besoin de neurones. Il est toujours difficile de dire les choses réelles tant il vrai qu'à priori le politiquement correct nous empêchent de le faire. De plus, chez nous, nous avons la «hachma» et la «horma» qui paralysent les discours au point d'être sans épaisseur et partant sans réelle portée. Nous allons prendre le risque de nous faire de « nouveaux amis » en parlant vrai. Pour avoir enseigné pendant près de quatre décades, je me suis fait graduellement une raison. J'ai acquis la conviction amère que la société n'était pas mûre et que les gouvernants, pour des raisons multiples, avaient une crainte non fondée des intellectuels en général et des universitaires en particulier. L'université n'a jamais été consultée quand il s'est agi du développement du pays, à telle enseigne qu'elle a continué à fonctionner en roue libre dispensant des diplômes dont une faible partie débouche sur un emploi. Dans notre pays, l'éducation et surtout l'enseignement supérieur ne sont visibles qu'au mois de septembre-octobre pour assurer la paix sociale. Le reste de l'année, on les oublie et on ne s'occupe pas de la détérioration lente et inéluctable de l'acte pédagogique. On pense à tort, que c'est certaines fois une question d'argent. Quand la pression est forte et que «ça risque de déborder», on lâche des miettes que l'on présente comme un effort très important en direction de l'université et des enseignants. Les cris d'alarme et de désespoir des enseignants ne sont naturellement pas audibles. La caste des laissés-pour-compte Pendant longtemps, j'ai été indigné par le sort injuste qui est fait aux enseignants. J'ai été révolté par l'échelle des valeurs héritée du temps de la colonisation et celle créée par les légitimités autres que celle de l'effort de la sueur et de la compétence. Je me demandais toujours pourquoi l'enseignant ne représente que peu de chose aux yeux des gouvernants pendant les quatre décades d'après l'indépendance. Quand on sait que les « classes dangereuses» ou qui comptent sont autrement prises en charge dans le secret le plus absolu. Quand on sait que des députés se votent leur propre salaire, on est en droit de se demander est-ce que l'enseignant ou le professeur d'université, responsable de la formation de l'élite ne doit pas être revêtu d'une dignité aussi légitime? A bien des égards, ce qui nous arrive est dû au regard de la société sur ces «Gardiens du Temple» à qui on ne veut pas rendre justice. J'ai eu l'occasion dans des rapports et dans de nombreux articles, de faire le plaidoyer de cette caste des «laissés-pour-compte» interdite de parole. Notre école et notre université pourraient beaucoup mieux se porter. Les efforts louables des deux ministères sont réduits à néant par le facteur démographique et partant, la massification, qui, ne permettant pas de sédimenter un savoir et un savoir-faire, fait que nous ne sommes pas encore en régime établi. La gestion du quotidien est prenante. Roulant sur la vitesse acquise, la gestion quotidienne se fera dans tous les cas. Il est cependant de la plus haute importance que l'université ait une longueur d'avance sur les événements et leur prévisibilité. Ceci étant dit, «l'oeuvre positive» de la France se résume à moins d'un millier de diplômés en 132 ans. A l'indépendance, il fallait tout créer, seuls 5% d'une classe d'âge allait à l'école indigène. D'une certaine façon, ce qui a été réalisé met en évidence, et «en creux», l'oeuvre positive de la France que des partisans de la «nostalgérie» essaient d'imposer par la force du «racisme latent» à l'écriture officielle de l'histoire en France. Cependant, notre système éducatif, malgré les nombreux acquis quantitatifs - 8 millions d'élèves, plus de 22.000 établissements scolaires, 840.000 étudiants, 30 universités, une vingtaine de Grandes Ecoles et d'Instituts, est encore à parfaire du point de vue qualitatif. Il faut bien donc convenir que notre système éducatif, malgré tout ce que l'on peut dire, a fait des choses bonnes et d'autres moins bonnes ; ce qui est arrivé en quarante ans était, à bien des égards et relativement au contexte, inévitable. Qu'on se le dise, la désertion des enseignants français à l'indépendance -encore un des aspects de l'oeuvre positive- a fait que notre système éducatif a sous-traité l'éducation de nos enfants -la prunelle de nos yeux- à 26 nations différentes. Le formatage de ces jeunes cerveaux dans la ligne des idéologies externes a fait de nos enfants des zombies. Il est cependant, un danger beaucoup plus préoccupant car, sous des dehors attrayants, on trouve de tout, et c'est pas cher il emporte notre adhésion; c'est la dictature du marché. Sous couvert de libéralisme, de libération, la mondialisation est en train de détruire des équilibres sociologiques et identitaires séculaires. Le plus grave est que sous des apparences attirantes, la publicité-il semble qu'en 2005, les sociétés auraient dépensé plus de 800 milliards de centimes de publicité vantant des produits conçus ailleurs et consommés avec les euros et les dollars de la rente pétrolière- qui donne l'illusion de la richesse et du bien-être, la libération de l'homme, nous assistons avec la complicité, de bonne foi ou pas de certains parmi nous, à l'introduction dans la société algérienne d'un cheval de Troie porteur d'un virus destructeur sans espoir de rémission. On l'aura compris, cette agitation factice de sociétés étrangères installées en Algérie et donnant l'illusion du développement, ne doit pas tromper. Aucune de ces sociétés ne crée de la richesse. Elles sont là, elles ont besoin de vendeurs de produits -voitures, téléphones portables, biens de consommation divers. Le travail des ouvriers et cadres de ces pays est payé par la rente algérienne. Pendant ce temps, le nombre de diplômés sans emploi continue de croître, car dans les cinq prochaines années, la production sera d'au moins 100.000 diplômés par an. Ce que la France n'a pas pu faire en 132 ans par sa soi-disant acculturation, -en fait une tentative de déstructuration des solidarités de notre société, le libéralisme sauvage le fait sans état d'âme au nom de l'argent ; la nouvelle religion de l'argent, que certains appellent le money-théisme, a son clergé, dont le rôle est justement de nous promettre des paradis artificiels. Nous entrons, parce que c'est une fatalité nous dit-on, dans l'enfer de la mondialisation et là encore, l'université est tenue soigneusement à l'écart. Au nom de la libre entreprise, synonyme de débandade dans les PVD, chacun est libre de faire ce qu'il veut, même avec l'éducation des jeunes Algériens. On permet ainsi, «la liberté du renard dans le poulailler». Où est alors, l'homme nouveau que l'on veut former fier de ses identités et de ses repères religieux? Doit-on former un citoyen ou un consommateur? C'est là, toute la question à laquelle nous devons bien répondre. Le moment est venu, à la faveur de cette mondialisation sans éthique, que l'Algérie change son fusil d'épaule. Cependant et paradoxalement, si on sait y faire, à bien des égards, le meilleur allié de l'école et de l'université est la mondialisation. Nous devons, si nous voulons avoir une petite place, y répondre, non pas par la rente qui est en train de tout parasiter et paralyser l'effort personnel, mais par une véritable révolution de l'intelligence. Nous devons former l'homme nouveau hypnotisé par l'avenir, fier de son identité qui va à la conquête du monde avec son héritage le plus précieux, c'est-à-dire son background constamment adapté et revitalisé. Pour ce faire, il faut que l'Etat sache où il va en optimisant et en actualisant constamment sa stratégie qui ne doit ni être monolithique ni faire dans le mimétisme. A titre d'exemple, nous ne savons toujours pas ce qui est attendu de l'université en matière de métiers. Nous formons en partie, pour des métiers qui ne trouvent pas de débouchés. L'école doit inculquer des savoirs, des savoir-faire sans se renier, elle doit être capable de former le futur citoyen qui part à la conquête des savoirs sans oublier ses racines. Face à cette mondialisation broyeuse des identités, nous devrons être vigilants. L'écriture de notre histoire, toute notre histoire et son apprentissage à nos enfants doit être aussi une préoccupation; le développement des sciences sociales, négligé à tort, au nom de la nécessité de la technologie, a contribué au vide actuel accentué par une ghettoïsation linguistique. Il nous faut réhabiliter toutes les sciences de l'homme pour ne pas être dissous et inventer constamment des «anticorps» qui nous permettront de lutter efficacement contre cette nouvelle vulgate planétaire qui nous guette. Remise en cause permanente L'université, pour sa part, doit s'adapter, mais pour cela, il faut qu'elle soit réellement autonome. Il nous faut libérer les énergies créatrices, la réputation d'une université se fera sur la performance de ses enseignants, capables de drainer les meilleurs étudiants, les meilleurs contrats. On le devine, il nous faudra à terme, tordre le cou à une vision coloniale de la fonction publique qui sclérose les initiatives au nom de l'avancement à l'ancienneté. Pour le bien de la science, pour l'éthique, pour l'intérêt supérieur du pays, il est nécessaire de mettre des jalons qui permettent par des mécanismes de stimulation appropriés aux enseignants qui «en veulent», d'aller le plus loin possible dans le savoir, l'enseignement, et la recherche et d'avoir, pour cela, la reconnaissance de la nation. Partout dans le monde, ce qui compte, c'est le rendement et l'efficacité. Cela suppose, on l'aura compris, une évaluation périodique et une remise en cause permanente, tant il est vrai qu'aucun diplômé n'aura de légitimité permanente. Se remettre en cause devrait être la seule façon de progresser, voire d'être maintenu à son poste. Personne, si ce n'est les hommes de culture et autres intellectuels, ne peut contribuer sereinement à redonner à cet immense pays sa vraie place dans le concert des nations. Après les légitimités révolutionnaires dont les artisans ont permis à l'Algérie d'être indépendante malgré toutes les bonnes oeuvres positives du pouvoir colonial, le moment est venu de faire appel à la famille universitaire pour reprendre le flambeau de la lutte pour la survie de l'Algérie. Ces nouvelles légitimités indexées sur le mérite. Le combat futur n'a pas besoin de bras, il a besoin de neurones. L'Algérie du XXIe siècle doit être fascinée par la science. La famille universitaire c'est 850.000 étudiants des 25.000 enseignants qui veillent sur l'avenir scientifique, et si on veut aller plus loin, des 8 millions d'élèves (éducation et formation professionnelle) futur espoir du pays si on sait y faire et des 360.000 enseignantes et enseignants. C'est aussi le million de diplômés du pays qui, d'une façon ou d'une autre, est mobilisable si on sait y faire. C'est enfin tout le réservoir de la jeunesse, née bien après l'indépendance, qui représente les 75% de la population et à qui il va falloir bien présenter un projet de société auquel ils adhéreraient et partant, qu'ils pourraient mettre en oeuvre en étant les acteurs au lieu d'être spectateurs sur le bord de la route de mutations rapides qui leur sont imposées. Le moment est venu pour un sursaut salvateur qui permettra de «réétalonner» les «valeurs». Je suis sûr que les Algériens n'ont pas besoin d'aumône distribuée à la façon d'une manne céleste. Il ont besoin d'âme d'abord, il ont besoin d'espérer et de savoir dans quel projet de société ils peuvent s'épanouir dans le temporel tout en vivant leurs repères religieux d'une façon apaisée. Notre école doit s'attacher davantage à promouvoir ce qui unit que ce qui différencie. Elle doit garantir à tous les élèves les mêmes connaissances fondamentales et défendre nos valeurs communes en favorisant l'émergence d'une culture partagée et généreuse, c'est-à-dire qui se veut appartenant à tous ; enfin en promouvant ceux que la nature, la naissance ou les conditions de vie défavorisent. On a souvent dit que la République, c'est beaucoup d'histoires, un peu de doctrines, mais avant tout une façon d'être. La citoyenneté est plus qu'un savoir - vivre: c'est une conquête. Pour que les propositions de piste de travail soient mises en oeuvre, il faudra le consensus de la famille universitaire, seule vraie détentrice de la légitimité sans rien demander en échange, en dehors de toute démagogie, dans le calme et la sérénité. Pour parvenir à cela un consensus doit se faire autour de l'université quelles que soient les colorations partisanes Un projet aussi ambitieux, aussi lourd de signification pour le pays, ne doit pas être traité à la légère, sous l'empire de l'émotion. Même si certaines décisions sont impopulaires, il faudra prendre le risque et s'attacher pédagogiquement à expliquer pour convaincre, en prenant le temps qu'il faut. Le secret de la réussite viendra de l'adhésion de la communauté universitaire et du peuple à des valeurs communes. S'agissant de la culture, malgré les efforts louables mais classiques, tout reste à faire, car la culture ce n'est pas seulement des soirées musicales où l'on rend hommage à un disparu, c'est aussi une affirmation de l'identité multiforme au quotidien. A telle enseigne qu'il nous faut peut -être penser à un ministère de l'identité et de la culture pour faire face à la macdonalisation rampante d'essence occidentale américaine. C'est peut-être là un des secteurs clés de la réconciliation nationale sur enfin, un projet de société. Une université de la réconciliation aura alors pour mission d'inventer ce nouveau dialogue pour permettre à l'Algérienne et à l'Algérien d'aller vers l'avenir sans rien renier de ses repères identitaires et sans naturellement en faire un fonds de commerce. Il faut en définitive, une intransigeance de tous les instants. Nous ne pouvons nous réformer que de l'intérieur en comptant sur nos propres forces et en faisant émerger d'autres légitimités, celle de l'amour du pays, du travail, de l'effort, en un mot, créer une révolution de velours qui permette à chacun de se sentir chez lui et non à rêver à une «accabya arabe mythique» et qui a montré ses limites ou à une occidentalisation débridée qui ne correspond pas à notre génie propre. Je suis persuadé qu'une «vision» basée sur ces principes de base emportera l'adhésion de cette jeunesse en panne d'espérance.