Entre éleveurs du Sud et consommateurs du Nord, se profile l'ombre évanescente des réseaux de revendeurs qui en récoltent les bénéfices. Si vous faites une halte dans les espaces des contrebas des gorges de la Chiffa, vous verrez à loisir des centaines de milliers de moutons affluant, dans des camions surchargés, vers la capitale et les villes du Nord. Rares sont les moutons qui reviennent vivants de ce voyage du sacrifice... Derrière le rideau hiératique du rituel religieux se cache une véritable manne pour les revendeurs. A Cinq-Maisons à Alger, une centaine de moutons venus de Aïn El Bel, à 30 km au sud de Djelfa, attendent acheteurs et clients. Ce sont la coqueluche de l'Aïd. Repus dans les steppes de Aïn El Bel, transhumant entre le «chih» et la «guetaya», leur viande est la meilleure du marché : c'est la race des Ouled Djellal, la plus prisée de toutes. En fait, les véritables «moualine» du bétail ne sont pas ceux qui font caisse pleine ces jours-ci. Faisant vivre leurs milliers de têtes toute l'année, c'est tout juste s'ils ne perdent pas au change. Le «gort» coûte cher et l'entretien des jeunes pasteurs naïlis revient tout aussi cher. Entre éleveurs de Djelfa, Laghouat, Ksar Chellala, M'sila, Bou Saâda, Aïn El Bel, Charef et Messaâd, et les consommateurs des villes, Alger, Oran, Blida ou Boumerdès, il y a les intermédiaires, les revendeurs, les réseaux de transit, les courroies de transmission: c'est la kebch-connexion. Entre éleveurs du Sud et consommateurs du Nord, se profile l'ombre évanescente des réseaux de revendeurs, qui récoltent les bénéfices et le travail d'une année de bonne transhumance des premiers et de l'intérêt des seconds à offrir un mouton aux enfants, à la mémoire du sacrifice d'Abraham, tradition coranique perpétuée depuis quinze siècles. La tête des moutons est mise à prix et elle est vite recherchée par divers citoyens, qui ne sont pas nécessairement des policiers. Cette année, la mise à prix se situe entre 15.000 et 30.000 dinars, l'équivalent d'un salaire moyen en Algérie. C'est-à-dire que l'acheteur devra passer entre le 12 et le 31 janvier «sur la jante». Les zerdas, méchouis et autres orgies du ventre seront vite rattrapés par une période de disette financière, très familière aux familles algériennes. Les tenants de la kebch-connexion, eux, ne vont pas en souffrir pour autant. Sur un achat de 100 moutons, certains gagnent 100 millions de centimes en une semaine. Les plus beaux kebchs chellalis ou de Aïn El Bel sont achetés à 20.000 et revendus à 30.000 dinars. Le transport et le «gort» comptera peu de dinars aux acquéreurs, qui, s'ils sont plus convaincus, font le périple nord-sud deux ou trois fois, multipliant leurs chances d'amasser un véritable pactole. Une faune ébouriffante vit de cette effervescence pour le mouton : vendeurs de foin, loueurs de locaux à bestiaux, aiguiseurs de couteaux et «égorgeurs professionnels». Mais ce n'est là que des petits bénéficiaires qui vivent à l'ombre des réseaux de la «kebch-connexion». Les dernières années, ceux-ci avaient complètement investi les axes routiers, les autoroutes et les quartiers. Cette année, la gendarmerie les a parqués dans de grands marchés à bestiaux, comme celui improvisé à Birtouta, et qui draine une foule immense à longueur de journée. Les transactions se font de gré à gré et, en fait, il n'y a pas de prix fixe. La nouveauté réside dans le payement «par facilités». Parce que pour les revendeurs, pas question de laisser un seul mouton invendu, et qui risque de mourir de froid après l'Aïd, d'autant plus que le Nord connaît depuis quelques jours un gel frigorifiant. Dans toute cette transaction bestiaire, et qui semble dater de l'époque biblique, le mouton n'aura pas droit à la parole. Il est certes choyé pendant quelques jours par les gosses, mais très vite il devra se rendre à l'évidence: il finira sa courte vie dans le plat et sur les baguettes de méchoui. Cependant, pour les pauvres et les petits fonctionnaires, il vendra chèrement... sa peau.