Il avait envisagé- autant que cela pouvait encore se faire- de contourner la censure déjà fort active et de « slalommer » avec le contrôle draconien que le pouvoir totalitaire de la si jeune République de l'époque avait instauré comme il sera expliqué ici même un peu plus loin dans ce texte de l'auteur de ce livre. L'enjeu quant à l'écriture de l'histoire s'était très tôt posé eu égard à la question cardinale et centrale de la légitimité du nouveau pouvoir qui en l'espace de moins d'une décennie s'était imposé par deux coups d'Etat plutôt qu'un seul (1962 et 1965). C'est à deux intellectuels universitaires que reviendra l'honneur d'avoir très tôt marqué le contrepoint et la défiance envers ce pouvoir prétorien de putschistes en herbe. Le premier n'est autre que l'écrivain Mouloud Mammeri, qui, dès 1963, avait écrit un article prophétique consacré à Ibn Khaldoun et publié paradoxalement dans l'organe central du parti du FLN, «Révolution africaine» dont le comité de rédaction était dirigé et animé par Mohamed Harbi qui sera le premier illustre historien de l'Algérie indépendante. Et c'est presque une décennie plus tard que Mahfoud Kaddache se fera connaître comme historien académicien. Ainsi donc c'est au plus sensible moment et le plus crucial des crises de jeunesse de la jeune République qu'allait se poser l'enjeu vital du projet de consignation de la mémoire nationale patriotique collective. La bataille qui se préparait en sourdine allait être déterminante. Mahfoud Kaddache envisageait alors de la mener dans le cadre académique qui avait plus ou moins réussi à préserver de bien fragiles «Franchises universitaires» défendues avec acharnement par des sections syndicales engagées comme celle des étudiants (Unea ) ou encore celle des fédérations des enseignants du scolaire comme du supérieur (Snsup ), etc...). Quant aux écrivains, essentiellement francophones qui activaient pour la plupart d'entre eux dans l'Union nationale des écrivains, ils suivaient avec inquiétude et retenue les multiples opérations de caporalisations que le parti unique du FLN lançait pour les réduire à la soumission. Et c'était dans ce dernier cadre que s'était inscrit Mouloud Mammeri. L'Omerta des « Vigiles » Peu de voix iconoclastes s'élevaient pour se démarquer de cette entreprise fasciste d'intimidation et de phagocytisation que seul le turbulent Kateb Yacine pourfendait à coups de conférences et de textes journalistiques, romanesques et poétiques dans lesquels il dénonçait déjà les agissements perfides du Comité central des ancêtres et tous ses affidés dénommés les frères , monuments de la grande gandouristes partie et patrie de la grande conférie de la boudalahie C'est au milieu de ce terreau contestataire que Mahfoud Kaddache allait évoluer en préparant un projet d'écriture de notre histoire sur le territoire national même. C'était là son défi ce défi qu'il lançait contre l'omerta des « Vigiles » dont parlera plus tard un autre jeune talentueux polémiste qui sera, hélas, assassiné en 1993. Face à cette Omerta, le subtil historien se devait de ruser pour fissurer le rideau de fer du silence officiel imposé par le régime dictatorial jaloux de ses prérogatives naissantes à l'abri des «Kalachnikov». Cela ne semble pas pour autant avoir intimidé outre mesure ce scout bien rodé aux randonnées et autres aventures de découverte et d'investigations. Mahfoud Kaddache se résolut à faire preuve de courage et de volonté pour aller à contre-courant des directives officielles comme les manœuvres officieuses en matière de culture et d'enseignement de tout ce qui touchait à la consignation de notre passé, de notre présent et même de notre avenir qu'assombrissaient des crises et des luttes violentes et éradicatrices parce que liberticides. Ecrire notre histoire nationale devenait chaque jour qui passait un Tabou renforcé par un arsenal d'interdits que ne pouvaient franchir que quelques cuistres épigones de décideurs, à la condition de se faire un zélé mercenaire de la plume. Heureusement, ils n'étaient pas encore légion tant que l'université encore saine veillait aux grains. Puis vint enfin une nouvelle génération à la faveur de circonstances plus ou moins propices pour reprendre le flambeau quasiment éteint volontairement aux seules fins de barrer la route à toute initiative iconoclaste libertaire. La perspective d'un pouvoir dictatorial Après bien des récits de vie et de combats fortement encouragés par les décideurs et imposés à l'édition aux entreprises publiques nationales d'édition et de publicité (Sned- Enal- Enap- Enag...) l'écriture de notre histoire allait ressurgir en contrepoint de toutes ces mémoires préfabriquées parce qu'encadrées par quelques universitaires qui se louaient au mercenariat de la plume espérant de ce fait bénéficier de quelques faveurs et autres distinctions en récompense à ces forfaitures. Ce projet officiel de consignation de la mémoire s'imposait surtout comme perspective développée par le pouvoir dictatorial en vue de créer un modèle officiel de formatage de consignation et d'écriture de l'épopée nationale. La conjoncture allait se prêter à la naissance de pareilles initiatives téméraires après l'entrée en lice d'historiens forts bien documentés en archives à l'instar de Mohamed Harbi pour le côté algérien nationaliste et à l'initiative de l'historien engagé Benjamin Stora qui, lui, donnait la réplique du côté français. Ces deux historiens avaient été quasiment mis en demeure de se mobiliser suite à la tapageuse publication de l'histoire de la guerre d'Algérie par le journaliste Yves Courière, dont les publications avaient fait le grand événement éditorial en la matière déclenchant chez mes militaires français eux-mêmes des vocations à la consignation des mémoires. Un tsunami de textes anachroniques Toutefois cette tentative de désenclavement et de désenchantement du discours historique et historiciste allait quelque peu ronronner, voire même servir de catalyseurs pour des projets de Mémoires de combats aussi bien du côté algérien que du côté français. Ce produit éditorial allait envahir les vitrines de nos librairies déjà de plus en plus encombrées de récits plus ou moins mythiques, plus ou moins symboliques, plus ou moins allégoriques exploitant à outrance l'onirisme salafiste anachronique qui tentait d'imposer comme alternative à l'histoire réelle du vécu algérien du temps des grandes épreuves, des épopées plus ou moins légendaires, voire virtuelles d'une préhistoire algérienne à l'aune de la culture arabo-islamiste qui versait sur le monde musulman un tsunami de textes anachroniques forçant à l'inadéquation avec le réel au profit de virtualités plus ou moins délirantes parce que merveilleuses et anesthésiantes sans doute légitimées par la grave dégradation du réel vital que des conditions de vie particulièrement difficiles et éprouvantes rendaient souhaitables de par leurs fonctionnalités de destin implacable vécu comme d'ultimes épreuves de purification et de purgatoire visant essentiellement comme projet salafiste de dissoudre tout repère d'identification réelle troqué pour un virtuel espoir de paradis perdu marqué à « l'emblématisation » identitaire religieuse dissolvante de toute recherche de cristallisation citoyenne. Quand tout semblait avoir été formaté, voilà comme par un coup inattendu et imprévu, qu'une nouvelle génération de chroniqueurs émerge et fait son entrée dans l'arène historique à la faveur d'un retour presqu'inattendu de la ferveur patriotique qui a sorti notre pays de la culture mortifère de léthargie programmée et distillée par des institutions officielles -ministère de la Culture, ministères de l'Education nationale et celui de l'Enseignement supérieur, ministère des Affaires religieuses et ses innombrables agences de tourisme symboliques et commerciales. Un exemple de cette initiative tant et tant espérée et longtemps attendue, voici le projet de ce jour que nous propose le journaliste indépendant et libre : Kamel Lakhdar-Chaouche. Voici, ami(e) lecteur (lectrice) une originale version de la transcription de notre vécu réel confisqué des décennies durant par des «Vigiles» entêtés, connus officiellement et officieusement pour avoir été commis à la consignation encadrée et contrôlée de notre épopée nationale collective à propos de laquelle on découvre grâce à cette liberté recouvrée conquise et assumée, des vérités amères longtemps éclipsées et reléguées aux oubliettes de notre histoire. Lakhdar Chaouche : a décidé de nous brusquer Cette présente édition, fort bien documentée et soigneusement travaillée, se propose de nous révéler et de nous faire découvrir les «Non-dits» tout comme les «Interdits» qui nous auront été longtemps imposés et qui ont servi à enferrer les multiples et inavouables péripéties d'une Histoire nationale tragique et shakespearienne de tout notre peuple et de tout notre pays bannis de la quotidienneté qu'ils étaient en droit d'attendre au lendemain d'une indépendance chèrement acquise, mais aussitôt avortée, aussitôt que privé de la légitime émancipation. Kamel Lakhdar-Chaouche que j'ai eu le plaisir d'avoir eu comme étudiant intègre et entier, crâneur et généreux, passionnément indomptable, vient de produire une nouvelle page de notre épopée nationale en relisant avec esprit critique alerte, aigu et intransigeant, constructif et ouvert, tout un ensemble de textes de spécialistes, mais aussi d'amateurs initiés et avertis qui ont pris l'initiative de braver les interdits (Michel Foucault avait très bien décrit ce processus de contrôle de toute production politique, religieuse et sexuelle, dans son célèbre cours inaugural au Collège de France, «L'Ordre du discours», Gallimard, 1970, Paris, étudié en cours de littérature comparée et méthodologie d'analyse que j'avais dispensé dès mon retour de Paris en 1986-87 au sein du département de français de l'I.L.E.) Kamel Lakhdar-Chaouche nous propose aujourd'hui dans ce même esprit ce travail généreux intentionnellement et volontairement ciblé et orienté vers le but de « édécoloniser » notre histoire, un peu à la manière dont cela avait été entrepris dès le lendemain de notre indépendance privée de l'émancipation par des témoins historiens de circonstances à l'instar de Mohamed-Cherif Sahli ou encore de Mahieddine Djender qui ne tarderont pas à rentrer dans les rangs de la nomenclature gouvernante en acceptant de ranger dans le plumier du musée des reliques intouchables et inamovibles régies par l'ordre du discours aliénant. Mais il est une tout autre référence à laquelle semble se rattacher par fidélité aux martyrs de notre liberté. Kamel Lakhdar-Chaouche. Il s'agit du brûlot du regretté capitaine Bessaoud Mhand Arab qui fut le premier à crier plus fort que tout le monde dans la tourmente des années de braise : «Heureux les martyrs qui n'ont rien vu» (1964). Ce que Kamel Lakhdar-Chaouche apporte aujourd'hui de nouveau et/ou de renouveau, c'est une nouvelle lecture générationnelle en synergie avec le réveil de la conscience exigeante de l'émancipation nationale pour le parachèvement de nos luttes passées et présentes, une lecture non spécialisée, mais militante, abreuvée à la sève des nouveaux défis nourris aux idéaux démocratiques fort différents des arcanes de la démocratie traditionnelle des mythiques émancipations nationales contrées et contenues par des supposées missions civilisatrices de la colonisation dont on ne cesse de nous rabâcher les oreilles avec et à foison. Kamel Lakhdar-Chaouche a décidé à son tour de nous brusquer et de nous secouer pour qu'on prenne conscience de nos combats d'hier qui n'ont pas accouché de fruits escomptés espérés du combat national patriotique; Kamel Lakhdar-Chaouche a donc décidé de se livrer à une mythocidisation (déconstruction des mythes) à seule fin de participer activement à la réalisation des deux exigences patriotiques scellées et non négociables, à savoir le recouvrement de notre continentale identité profonde et également la reconquête de notre tant espérée et exigée citoyenneté. Ce sont justement, ces enjeux cardinaux dont il sera question, ici et maintenant, dans cet ouvrage passionné et passionnant à plus d'un titre et dont je vous souhaite une bonne lecture.