L'Expression : Le Mouvement populaire lors de son élan historique du 22 février avait une approche rassembleuse du peuple algérien autour d'un régime honni par toutes et tous. Est-ce qu'aujourd'hui le « Hirak » a-t-il pris une autre connotation diamétralement opposée à celle de la première ? Ali Ben Dris : En effet, sans être dupe sur la prétendue spontanéité du mouvement, le Hirak originel a vu surgir des millions d'Algériens dans leur diversité sociale, pour rejeter le 5e mandat. Ils ont exprimé avec force leurs aspirations démocratiques qui avaient, il faut quand-même le préciser, un contenu bien différent selon qu'on est simple travailleur actif ou non, selon qu'on appartient à la classe moyenne supérieure ou à la petite bourgeoisie, etc. Il y avait dans le soulèvement du 22 février 2019, un élan unitaire qui a mis en lumière les contradictions au sein du pouvoir en brisant le statu quo habituel. Il a mis fin au règne du clan Bouteflika. De fait, il a contraint l'armée à se ranger au côté du «peuple» qui, il faut insister sur ce point, n'a pas pointé ses armes contre les manifestants, mais elle s'est bel et bien retournée contre la « issaba » en procédant à l'arrestation et à la mise aux fers de plusieurs personnalités, civiles et militaires, impliquées dans le pillage des deniers du pays. D'autres délinquants et criminels notoires attendent leur tour. De plus, le 22 février 2019, les Algériens ont enfin levé la tête. Ils ont mis fin à plus de 20 ans de mépris et d'humiliations. Ils ont mis un terme à plus de 40 années de résignation, de défaitisme (depuis les années Chadli), et de fatalisme puisé dans l'irrationnel religieux. C'est là un résultat non négligeable à mettre à l'actif du Hirak. Pour moi, le Hirak a cessé d'être unitaire dès le moment où l'armée, par la voix de son chef d'état- major, a décidé de soutenir le mouvement et de le « protéger » contre tout dépassement. Il faut donc s'interroger sur les causes et les raisons qui ont poussé le mouvement dans une direction aventuriste et dangereuse pour l'unité et la stabilité du pays. En effet, les mots d'ordre rassembleurs et pacifiques qui accompagnaient le rejet du 5e mandat (Djeich chaâb khaoua khaoua, selmiya, klitou lablad ya sarakin, etc.), ont vite fait de disparaître du mouvement au profit de mots d'ordre (parfois injurieux) ciblant directement l'armée à travers son chef d'état-major. Quel que soit le reproche qu'on peut faire à son commandement militaire, l'armée reste l'unique garant de l'unité nationale et de la sécurité du pays. Pour moi, il est évident qu'en visant directement l'armée on cherche à saper les fondements même de la stabilité et de l'unité du pays. D'autres mots révisionnistes de l'histoire de l'Algérie se sont juxtaposés aux attaques ciblant l'ANP. On ose même revendiquer l'indépendance ce qui sous-entend la négation de l'Etat national issu du 1er novembre 1954 et des acquis de l'Algérie indépendante. Peut-on qualifier le Mouvement populaire comme dynamique en soi où le processus enclenché est otage des interférences et des tiraillements entre forces hétéroclites interposées ? Il est évident que le Mouvement populaire du 22 février 2019 qui draine des couches sociales diverses et aux attentes multiples et différentes est la résultante d'une imbrication complexe de plusieurs forces qui cherchent mutuellement à se neutraliser, mai aussi de la volonté populaire d'en finir avec le régime des oligarques. Aujourd'hui encore ce sont les masses populaires qui dominent par leur présence, mais pas par leurs propres revendications et aspirations qui les ont poussées à manifester leur désaccord avec la domination des classes possédantes et à dénoncer leurs méfaits. Cette réalité observée dans les manifestations du vendredi reflète l'organisation et le poids des forces libérales et de leurs relais (souvent des élites converties) qui s'emploient à masquer les contradictions de classes qui traversent le Hirak. Elles font tout pour mettre les masses populaires au service de la guerre des oligarques, qui domine la crise du système politique algérien, notamment l'une de ses composantes opposée à l'état-major militaire qui continue d'œuvrer à visage masqué au sein du Hirak 2. Pour moi, le Mouvement populaire est pratiquement sommé de s'aligner sur les objectifs, aussi bien tactiques que stratégiques, des différentes fractions en lutte pour le pouvoir et surtout de ne pas sortir du strict cadre de leurs mots d'ordre «dégagistes» qui servent aussi d'exutoire aux masses populaires. Contrairement à ce que beaucoup croient, le Hirak2 est dirigé par une direction sans doute «multicéphale» qui s'appuie sur des relais au sein de l'élite libérale en Algérie et à l'étranger, des médias et sur les réseaux sociaux pour imposer la vision selon laquelle la crise que traverse le pays résulte uniquement de la mauvaise gestion de Bouteflika et de son clan. La crise politique qui a atteint son summum avec la destitution de Bouteflika est ainsi réduite à une question de mauvaise gouvernance. La voie libérale empruntée après la désignation de Chadli à la tête de l'Etat est totalement mise hors de cause. On tente de nous faire croire que la solution réside dans le « yatnahaw gaâ ! » et qu'il suffirait de trouver des gens « biens » et « compétents », et de « bonnes lois » pour qu'on ait un système capitaliste « démocratique » qui fonctionne bien, normalement, sans corruption et tout rentrera dans l'ordre. Mais les faits sont têtus. Les racines du mal se trouvent bien au-delà de l'ère Bouteflika. Elles sont inhérentes à la voie libérale qui s'est substituée à la voie qui a permis à l'Algérie de sortir de la misère dans laquelle l'avait plongée le colonialisme français. C'est un sujet que les dirigeants occultes du Hirak 2 et leurs relais, mais également les « Hirakistes » de gauche, se gardent d'aborder. Certaines voix au sein du « Hirak » essayent de détourner le mouvement dans un sens qui le dote d'une approche en contradiction avec les attentes et les aspirations des masses travailleuses et la jeunesse qui se débat dans le dénuement. Pensez-vous que le caractère de classe est dévoyé dans l'acte 2 du « Hirak » ? Malgré sa grande diversité sociale, le Hirak a pris parce que les causes objectives, qu'on peut résumer par la mal-vie pour une écrasante majorité de la population, étaient réunies face à un pouvoir aveuglé par sa puissance et par son mépris. Le Hirak originel a obtenu des résultats incontestables grâce à l'impressionnante mobilisation des couches populaires (les plus nombreuses dans les cortèges) sans qui rien n'aurait pu ébranler le pouvoir et conduire au démantèlement du clan Bouteflika. Cependant, même si ce mouvement a permis de dévoiler les relations conflictuelles des différents clans de la bourgeoisie, l'absence de conditions nécessaires pour le faire aboutir aux objectifs attendus par les masses travailleuses et par la jeunesse démunie profite, et profitera hélas, aux forces qui auront les moyens de s'imposer. Cette absence, il faut le préciser, a affecté, affecte et affectera l'ensemble des luttes entreprises par cette catégorie de la population pour faire aboutir ses aspirations socio-économiques. C'est cette absence qui favorise le dévoiement du caractère de classe du Hirak. C'est cette absence qui permet aux opportunistes, aux révisionnistes, aux extrémistes islamo-berbéristes, et aux «démocrates» englués dans leur romantisme démocratique de se retrouver tacitement dans une sorte d'alliance sacrée, pro-libérale, très éloignée, précisément, des aspirations de la jeunesse et des populations démunies. Des appels qui se font entendre ici et là par certaines forces politiques visant l'imposition d'une transition qui mettra en place un mécanisme constituant. Quelle lecture faites-vous de cette démarche ? Les forces politiques auxquelles vous faites allusion se sont regroupées au sein d'une alliance dite démocratique. Ces forces œuvrent en marge du Hirak et sont totalement inaudibles sur le terrain. En réalité, elles tentent d'exister en se plaçant à la remorque du Hirak 2. Cette posture les marginalise de fait parce qu'elles n'ont absolument aucune emprise sur le mouvement. D'ailleurs, comment peut-il en être autrement car ces forces légales, dites d'opposition, ne se sont jamais préoccupées des conditions de vie des travailleurs et des masses populaires. Les reproches faits au pouvoir de l'époque ne concernaient que la manière dont la rente des hydrocarbures était répartie. De plus, nombre de ces partis ont bénéficié de quotas d'élus dans les différentes assemblées (APC, APW, APN) et n'ont, par conséquent, jamais dénoncé les mesures politiques, ni lois qui ont conduit le pays dans la situation catastrophique que nous vivons. Ce sont toutes ces raisons qui les ont rendus transparents aux yeux de l'écrasante majorité de la population dont je fais partie. Pour moi, le mieux qu'elles ont à faire est de procéder à une autocritique collective et individuelle avant de proposer des solutions de sortie de crise. Peut-être gagneront-elles en crédit face aux populations qu'elles ont niées durant toute leur existence légale. Les attaques contre l'Armée nationale populaire visent-elles à asseoir des agendas de certaines puissances dont les laquais de l'intérieur s'activent à disloquer l'Etat national et ses institutions ? Notre pays, par l'importance de ses richesses naturelles et de sa position géostratégique, constitue depuis l'indépendance une cible privilégiée des forces impérialistes internationales. Il n'est pas à l'abri des affrontements qui opposent les Etats impérialistes pour le repartage et le contrôle des marchés et des ressources au niveau de la planète toute entière. Aussi, il faut rappeler que c'est sous Chadli qu'a été engagé le processus de mutation de la nature sociale de l'Etat vers les forces de l'argent. Cela s'est traduit par le démantèlement systématique des outils de développement national par un vaste programme de démembrement des entreprises publiques de productions industrielles accélérant ainsi le glissement vers « l'économie de marché », vers le capitalisme, qui nous a fait subir les affres de l'intégrisme islamiste et des plans d'ajustement structurel imposés par le FMI. Le coût humain et financier de cette politique libérale est effarent. Il faut donc admettre que l'arrivée de Bouteflika au pouvoir est une étape programmée où devait se formaliser l'alliance avec les entreprises multinationales et les Etats impérialistes à leur service. Ceci est prouvé par le contenu réel de la politique menée durant les 20 ans de son règne: tous les grands projets réalisés ont été confiés aux sociétés étrangères. Pour ces multinationales et leurs Etats impérialistes, l'Algérie est une manne à profits qu'il convient de garder. C'est à la lumière de ce constat qu'il convient d'apprécier les attaques lancées par le Hirak 2 contre l'Armée nationale populaire. Le Hirak2 apparaît comme un instrument de la stratégie de reconquête néocoloniale de l'Algérie. En effet, il apparaît de plus en plus clairement comme un soulèvement des couches moyennes supérieures pro-libérales et pro-occidentales dont l'émergence et la montée sont le fruit des décennies de libéralisation économique. A présent, ces couches aspirent à jouer un rôle politique de premier plan. Elles se sont donné comme axe stratégique la désacralisation du 1er Novembre 1954 et la déconstruction du 5 juillet 1962, en fait un révisionnisme colonial de l'histoire qui ouvre la voie à une remise en cause des fondements de la lutte de Libération nationale qui a débuté le 1er novembre 1954 et à l'affaiblissement de l'Etat national, utiles à la mise en œuvre de l'option néocoloniale. L'intégration dans la mondialisation impérialiste est à ce prix.