Le sphinx renaît de ses cendres ; la parabole sied au mieux à l'Association de Ben Badis. Abderramane Chibane, du haut de ses 88 ans, n'a rien perdu de son tact. Il parle avec autant de motivation et d'émotion de l'Association des Ulémas, comme s'il voulait vivifier l'action passée de la prestigieuse association de feu Abdelhamid Ben Badis, en prenant le risque de s'engager dans l'adulation du passé. En remontant dans le temps, on se rend compte de l'emprise des Ulémas sur les référents idéologiques et politiques de l'Algérie indépendante. Mais au début, aux débuts lointains, on remonte au mouvement réformiste initié par Djamal Eddine El Afghani puis au Libanais Rachid Rédha. Ces deux hommes ont été les véritables précurseurs du mouvement islah dans le monde musulman. Abdelhamid Ben Badis avait fait ses études à Zitouna (Tunis), puis à El Azhar (Le Caire). Mais c'est surtout en Egypte qu'il s'est imprégné des idées des réformistes. Dès son retour, au début du siècle dernier, il se consacre à l'enseignement. Entre-temps, il écrit beaucoup, il crée des journaux, il anime des rencontres, tente de commenter le Coran pour mieux accomplir son parcours de alem puis... les événements le rattrapent. Ben Badis était, au départ, journaliste et orateur accompli. Il avait le courage de dire et d'écrire ses pensées pour mieux les communiquer. Les Français commémorent le centenaire de la colonisation de l'Algérie avec faste et beaucoup d'arrogance. Les dignes fils de l'Algérie acceptent mal l'humiliation. Ben Badis réunit un petit noyau de Ulémas et lance l'association une année plus tard. Sa mission principale consiste à éveiller les consciences. Elle affronte le soufisme sur son propre terrain. Selon son concept, les zaouias ont été manipulées par le colonialisme pour mieux éteindre la flamme du nationalisme. Elle crée les écoles libres dans les principales villes, notamment à Constantine, Alger et Tlemcen. Ces écoles donneront à l'Algérie indépendante sa sève. La politique prend Ben Badis dans sa nasse après sa visite à Paris en 1936, lorsque Daladier lui dit: «La vérité vient de la bouche du canon» en lui indiquant un mortier en miniature. C'est sa seconde métamorphose. Le nouveau Ben Badis vient de naître. A son retour à Alger, il lance son mémorable poème où il énonce ses concepts. L'association affrontera, plus tard, les jeunes loups du FLN sur un terrain plus dangereux cette fois-ci. Elle finira par être admise dans les nouvelles configurations politiques de l'après-guerre. Paradoxalement, l'association sera interdite et son président, Bachir Ibrahimi, sera mis en résidence surveillée pour avoir interpellé sèchement les responsables politiques lors du congrès du FLN de 1964. Mais, comble de l'ironie, le trinôme de Ben Badis «Islam, langue, territoire» sera repris dans toutes les constitutions algériennes jusqu'à ce jour. L'association a été réactivée après l'ouverture démocratique en 1989. Elle a repris la publication d'El Bassair et ouvert des bureaux dans toutes les wilayas. Elle veut poursuivre la mission initiale qu'avait tracée feu Ben Badis en 1931. L'association connaît aujourd'hui un nouvel essor. Ses militants sont très actifs. Ils se recrutent parmi les fidèles modérés, ceux qui se revendiquent de l'héritage de Ben Badis, c'est-à-dire ceux qui préconisent le changement par la base. Abderrahmane Chibane était membre de l'association mère. Il résume le parfait survivant à toutes les péripéties des Ulémas. En relançant l'association sous le même nom, il bute sur les réticences qui ont été à l'origine de son interdiction en 1962 pour des raisons politiques connues. Il vacille entre le pouvoir et l'opposition. Chibane a eu son coup de vieux. Il cherche, dans un dernier sursaut, à donner un prolongement au message de Ben Badis. Il veut faire revivre «la grandeur et la décadence» de l'Association des Ulémas. Il s'agit plus d'un devoir de mémoire que de conviction politique.