L'Expression: La géopolitique internationale est en train de subir des métamorphoses de fond en comble au rythme de la pandémie de Covid-19. Quelle lecture faites-vous du monde de l'après-coronavirus? Il est encore trop tôt pour dresser un bilan global des ravages que cette pandémie est en train de - ou va - provoquer aux niveaux géopolitique, économique, social et culturel. C'est du jamais vu dans l'histoire de l'humanité. Non seulement en raison de la nature même de cette pandémie - l'histoire est rythmée par une succession de ce genre de fléaux depuis l'Antiquité, mais surtout en raison de ses effets directs sur une économie mondialisée qu'elle a contaminée et paralysée. Faut-il rappeler que la dernière pandémie connue des temps modernes, celle de 1919-1920, injustement qualifiée de grippe espagnole, avait fauché plusieurs dizaines de millions de vies humaines? Elle avait surgi au milieu de la Première Guerre mondiale avant de se propager, une fois le conflit terminé, dans le monde entier. Heureusement, on en est encore très loin. Paradoxalement, les victimes de cette pandémie grippale planétaire se trouvaient majoritairement parmi la population de pays qui n'avaient pas pris directement part à cette boucherie. Le Covid-19 a frappé au coeur du système financier et économique mondial: il a jeté au chômage, à en croire les chiffres du département américain du Travail, le 18 avril, plus de 27 millions de personnes, un chiffre inédit dans l'histoire américaine. En Europe, c'est le même scénario. La moitié de la main-d'oeuvre est au chômage technique. La politique ultralibérale s'est traduite en France par la suppression, pour des raisons d'économie de bouts de chandelles, de 200 000 lits en trente ans. On comprend pourquoi ce pays s'est retrouvé pendant deux mois face à la gestion rocambolesque, mais tragique, d'une pénurie de gel hydro-alcoolique, de masques, de respirateurs, de tests! Il y aura certes des comptes à rendre après cette hécatombe planétaire de 200 000 morts (au 26 avril). La moitié de la planète est aujourd'hui confinée et l'économie en quasi-arrêt. Qui seront désignés comme responsables? Quel sera le prix à payer? Qui va le payer? Il faut attendre la fin de la pandémie pour y voir plus clair. Car la priorité pour le moment, comme le claironnent la plupart des dirigeants du monde, surtout occidental, est «la guerre» contre le coronavirus... L'ordre international en place a montré on ne peut plus clairement ses limites, ses défaillances et ses déséquilibres. S'agit-il du début de la fin d'un ordre mondialisé où le libéralisme américain a pris le dessus d'une manière hégémonique sur le reste du monde? Il serait plus exact de parler de désordre international. Bien avant que le coronavirus ne surgisse, le monde unilatéral, qui s'était installé sur les ruines du bipolarisme et de l'Union soviétique, battait de l'aile. Les idéologues américains néoconservateurs croyaient que le modèle américain, ultralibéral, hégémonique, voire impérial, l'a définitivement emporté sur les idéologies et les systèmes de gouvernement qu'il avait désignés avec une condescendance, de «dirigistes». Rappelez-vous le pamphlet d'un certain Fukuyama annonçant «la fin de l'Histoire» et le triomphe définitif de l'Occident! L'irruption de la Chine, le retour de la Russie, la création de nouveaux blocs géopolitiques, comme l'Eurasie avec l'Organisation de Shanghai, les Brics, ont montré la fatuité d'une telle prétention hégémonique américaine. Certes, l'Empire américain a encore de beaux jours devant lui. Le dollar est encore abusivement la monnaie d'échange dominante, mais déclinante dans les échanges internationaux. Adossée à la plus puissante armée dans l'histoire, l'Amérique constitue encore une force de dissuasion impressionnante, mais à tout le moins déclinante. Toutes les guerres menées par Washington et ses alliés et supplétifs s'étaient soldées par des fiascos (Afghanistan, Irak, Libye...), sans oublier les autres guerres par procuration au Yémen, en Syrie, dans les Balkans, en Amérique latine. Le coût global de ces interventions a été estimé selon certains experts, entre 6 000 milliards et 12 000 milliards de dollars! La gestion calamiteuse de la pandémie de Covid-19 par l'Amérique l'a bien rappelé. Le coronavirus a même infecté certains symboles de la puissance américaine comme le porte-avions USS Theodore-Roosevelt, aujourd'hui vulgairement confiné dans l'île de Guam. Assistons-nous à des balbutiements d'un nouveau monde en gestation? Je citerai en réponse la célèbre phrase de l'homme politique et théoricien marxiste italien Antonio Gramsci dans son ouvrage posthume «Lettres de prison». Jeté en geôle par le pouvoir fasciste italien en 1927, il y était resté jusqu'à sa mort en 1937. Il a pu observer depuis sa cellule les balbutiements du monde à cette époque, suite à la Première Guerre mondiale qui avait engendré la grippe espagnole en 1919, et dix ans après la Grande dépression de 1929, un krach boursier sans précédent qui avait pavé la voie à la Seconde Guerre mondiale. Dans l'une de ces lettres il écrit: «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.» Espérons que cette fois-ci, ce sont la sagesse, le bon sens, le réalisme, la justice, le respect du droit et la paix qui vont l'emporter. En disant cela, je n'ignore rien de la capacité de nuisance des forces jusqu'ici dominantes et hégémoniques qui oeuvrent dans le sens inverse. A savoir le maintien de l'ancien désordre mondial générateur du virus des guerres, autrement plus meurtrières que les pandémies. Regardons comment la mal-nommée communauté internationale, un terme qui désigne en fait les seules puissances occidentales, continue par ces temps coronaviriens à imposer en toute inhumanité des sanctions barbares contre tous les pays récalcitrants de la planète, à commencer par Cuba, en passant par le Venezuela, l'Iran, la Syrie... Malgré tout, la résistance et la lutte pour un nouveau monde moins barbare s'imposent. Là encore, j'emprunte à Gramsci une autre citation emblématique: «Je suis pessimiste par l'intelligence, mais optimiste par la volonté. Je pense, en toute circonstance, à la pire hypothèse, pour mettre en branle toutes mes réserves de volonté et être capable d'abattre l'obstacle. Je ne me suis jamais fait d'illusions et n'ai jamais eu de désillusions.» La géostratégie internationale subira inéluctablement une reconfiguration dont l'échiquier mondial produira des contradictions et des antagonismes en termes de leadership du monde. Comment voyez-vous le processus en cours et ses conséquences directes sur l'ensemble des nations? C'est incontestable. Il y a l'avant et il y aura l'après coronavirus. Comme je viens de le souligner en réponse à vos questions précédentes, on s'achemine plutôt vers l'accélération du multilatéralisme dans le monde. C'était déjà en partie le cas avant cette pandémie. Depuis l'intervention de l'Otan en Libye et la guerre contre la Syrie, les Etats-Unis et leurs alliés n'arrivent plus à dicter au Conseil de sécurité de l'ONU leurs desiderata. Pour la première fois depuis la chute de l'Union soviétique, en 1991, la Russie et la Chine ont posé leur double veto contre des résolutions parrainées par l'Amérique, faisant voler en éclats la soumission de l'ONU à l'hégémonie occidentale. Ce qui a poussé les Occidentaux à pratiquer des sanctions unilatérales en violation du droit international. Les faits sont têtus: aucune puissance ne peut désormais prétendre au leadership mondial exclusif. Allons-nous vers la réforme du système onusien tel qu'il avait été créé par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et qui a montré ses limites et ses fragilités? Je pense que la priorité des priorités aujourd'hui est de réparer dans l'immédiat les immenses dégâts provoqués par cette pandémie. La réforme des relations internationales s'imposera plus tard, une fois le bilan final dressé. En attendant on va assister à l'émergence d'une certaine forme d'isolationnisme, en opposition avec la mondialisation sauvage qui avait précédé la pandémie. Vous êtes spécialiste de l'Algérie et son positionnement géostratégique au plan régional. Pouvez-vous nous parler des atouts de ce pays et de la place qu'il occupe sur l'échiquier régional et international? L'Algérie est, selon la formule du politologue américain Paul Kennedy, un Etat-pivot. Un Etat qui, par sa politique, son positionnement géographique et géostratégique, est indispensable à la sécurité et à la stabilité régionale et mondiale. Sa doctrine de non-ingérence militaire, en dehors de ses frontières, gravée en marbre dans ses Constitutions successives, fait de lui un médiateur privilégié et souhaité dans tous les conflits régionaux. Il l'a montré dans le conflit Iran-Irak en 1975. L'Algérie a joué un rôle central dans la libération des diplomates américains en 1981. Il n'existe presque aucun conflit régional qu'elle n'a essayé de régler pacifiquement. C'est à Alger que l'Etat de Palestine a été proclamé en 1988 par l'OLP. Elle a parrainé les accords de réconciliation nationale entre les belligérants maliens. Egalement entre l'Ethiopie et l'Erythrée. Elle s'est opposée à toutes les guerres contre le Monde arabe. Elle a dit non à l'intervention extérieure en Libye, en Syrie, au Yémen...Si cette neutralité bienveillante a été parfois mal comprise par certaines parties, la suite des événements lui a donné raison. C'est surtout le cas en Libye. Dès son accession à la magistrature suprême, le président Abdelmadjid Tebboune s'est porté au secours de la paix dans ce pays pulvérisé par l'intervention occidentale et ses supplétifs. Il a prôné une sortie de crise négociée par les Libyens eux-mêmes avec l'assistance de ses seuls voisins. Récemment encore, il a conditionné la tenue du prochain sommet arabe par la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe. Ce sont là les atouts de la diplomatie algérienne qu'on peut résumer par: médiation pour la paix, respect du droit international, non-ingérence dans les affaires intérieures des pays souverains, instauration d'un nouvel ordre économique mondial... Autant de principes et de valeurs qui devraient inspirer tous ceux qui oeuvrent pour la reconfiguration d'un nouvel ordre mondial post-pandémie. L'Algérie vit des mutations et un processus de changement global sur le plan politique comme sur le plan économique. Quel rôle pourrait-elle jouer dans cette nouvelle reconfiguration qui s'opère dans le monde? L'Algérie, qui dispose d'un grand potentiel humain (population bien formée et bien qualifiée) a tous les atouts pour s'engager dans ce processus avec confiance. Rappelons que le peuple algérien a été le seul du Monde arabe à avoir déclenché une révolution armée victorieuse qui s'était soldée par l'avènement d'une République solidaire basée sur la notion d'Etat-nation, soucieux de sa souveraineté. Depuis 1962, un travail de reconstruction gigantesque a été entrepris, particulièrement au niveau du développement économique et humain. La façon dont s'est déroulé le Hirak est unique dans le monde: aucune victime, aucun débordement, un sens civique exemplaire. Sa gestion de la pandémie est remarquable. Elle se place aujourd'hui, malgré les turpitudes du moment, au premier rang des pays de la région en termes de PIB. C'est le seul pays de la région qui n'a pas de dettes. Restent cependant beaucoup de chantiers à ouvrir, notamment sur le plan de la restructuration de l'économie, de la réforme de l'Etat, de la diversification de l'économie et, surtout, au niveau de l'éducation, de la formation, de la recherche et de la santé. La dernière crise pétrolière qui va impacter lourdement tous les pays producteurs de pétrole et de gaz dont fait partie l'Algérie, devrait surtout alerter les responsables sur l'urgence de la diversification économique, notamment dans le domaine agroalimentaire, des services, de l'industrie et des énergies renouvelables. Les responsables algériens en sont conscients et sont déterminés à relever ces défis.