Jeudi en fin d'après-midi, après la dernière table ronde du colloque « Camus et les lettres algériennes : l'espace de l'inter discours » qui s'est déroulé en deux phases de deux jours chacune à Tipaza puis à Alger, Nadjet Khadda, chargée de faire la synthèse des travaux, déclara d'un ton péremptoire qu'elle n'allait pas le faire. Il était, il faut le concéder à Mme Khadda, matériellement impossible de synthétiser en un laps de temps somme toute très court, la formidable masse des communications (34, sans compter les deux tables rondes et, au moins un exposé, celui de Jean Daniel, transmis par écrit ; cet auteur n'ayant pu effectuer le déplacement). Cette rencontre, qui a été d'une grande richesse, a permis, comme l'ont fait remarquer plusieurs participants, de lire Albert Camus, de l'analyser, de le critiquer, de l'apprécier et/ou, parfois, de lui reprocher ses prises de position sur le devenir de l'Algérie. Bref, cette œuvre d'une grande fécondité ne laisse pas indifférent et l'essentiel c'est qu'elle suscite encore des réactions, donc de l'intérêt. Rappelons que des écrivains et des universitaires sont venus d'Algérie, d'Afrique australe, du Brésil, d'Europe (surtout de France), d'Amérique du Nord et d'Asie pour participer à un colloque dont le déroulement a été parfait grâce au dévouement des organisateurs. Les textes de Camus ont été comparés à ceux d'autres écrivains alors que des lectures parallèles ont fait appel à d'autres créateurs pour tenter de jeter la lumière sur une œuvre aux facettes multiples. En outre, comme Camus a certainement influencé de jeunes plumes venues plus tard à l'écriture, les analystes ont lu et fouillé des productions dans lesquelles ils ont cru retrouver des impacts ou des intonations camusiennes. L'œuvre littéraire et philosophique de l'auteur de L'Etranger et de Le Premier homme a été soumise à des études parfois très pointues qui ne se sont focalisées que sur un seul titre. Ainsi L'Envers et l'Endroit, La Peste ou encore La Chute, Le Premier homme etc, ont été arpentés phrase par phrase, interrogés, creusés et disséqués même pour tenter de saisir le fond de la pensée du prix Nobel. Globalement, l'opinion dominante s'accorde à affirmer que la production philosophique de l'auteur de Le Mythe de Sisyphe et de L'Homme révolté est plutôt « médiocre » contrairement à sa production littéraire flamboyante. Pour beaucoup d'intervenants, qui laissent entendre avec indulgence qu'ils « comprennent sans condamner », Camus s'est comporté vis-à-vis de la question algérienne comme un petit blanc, épousant d'abord la cause des siens, c'est-à-dire des pieds-noirs, et, par conséquent, de la colonisation. Cette attitude ne se retrouve pas uniquement dans la fameuse phrase dans laquelle il affirme avec conviction faire son choix pour sa mère contre la justice. Cette prise de position se retrouve disséminée dans toute son œuvre à l'exception, peut-être de la dernière Le premier homme, œuvre autobiographique dans laquelle Camus commence à se remettre en cause. Pour le reste et comme l'avait fait remarquer Kateb Yacine, l'absence des Arabes dans l'écriture de Camus procéderait d'une déni d'existence aux indigènes qui, lorsqu'ils entrent en scène, sont soit anonymes soit décrits « sous leurs burnous » comme avec des mines patibulaires. Mais n'est-ce pas là une démarche plutôt compréhensible d'un homme attaché viscéralement à la terre qui l'a vu naître et qui ne veut pas la perdre ? Nous sommes là en présence d'une ambivalence absurde qui malmène sérieusement l'humanisme de Camus tant il est vrai que cette valeur ne peut exister que dans une dimension universelle : on ne peut pas être humaniste et accepter une domination inhumaine sur un peuple ou, pour rappeler la peu glorieuse position de certains Lumières qui parlaient du principe universel de liberté et investissaient cupidement dans le commerce triangulaire de la traite négrière.