De «Nedjma» de Kateb Yacine à «La répudiation» de Rachid Boudjedra en passant par les «Chemins qui montent» de Mouloud Feraoun ou la «Colline oubliée» de Mouloud Mammeri sans omettre «Loin de Médine» de Assia Djebar, mais aussi d'auteurs et de romans moins connus, du moins par le commun des lecteurs, tels, que «Idris» de Aly El Hammamy, chacun des écrivains que nous avons interrogés tentent de répondre à cette question: «Quel est, d'après vous, le meilleur roman écrit par un auteur algérien ou encore le roman qui a le plus marqué son temps et les esprits?». Une fois les entretiens terminés, on constate que c'est «Nedjma» de Kateb Yacine qui revient le plus. L'écrivain Rachid Boudjedra a, plus d'une fois révélé que son rêve était celui de pouvoir écrire un roman comme «Nedjma» de Kateb Yacine qu'il considère comme étant le meilleur roman algérien de tous les temps. Le point de vue de Rachid Boudjedra est partagé par pas mal d'autres auteurs. Mais, comme on pourra le conclure, les réponses des écrivains interrogés sont souvent subjectives de leur avis même. Mohamed Sari: un choix difficile Pour l'écrivain bilingue (français et arabe), Mohamed Sari, qui est également président du Conseil national des Arts et des Lettres, répondre à notre question en se limitant de ne citer qu'un seul roman est une mission presqu'impossible. C'est du moins ce que reflète sa réponse. Mohamed Sari explique que beaucoup de romans ont jalonné son parcours de lecteur. En français d'abord «La grande maison» et «Le fils du pauvre» au lycée parce que le personnage principal est un enfant et «qui nous ressemble et leur lecture était accessible». Mohamed Sari précise en outre: «En arabe, à l'université, nous étions marqués par ‘'Le vent du Sud'', de Abdelhamid Benhadouga, «L'As» et «Zilzel» de Tahar Ouattar, c'était à l'époque de la révolution socialiste des années 70». Ensuite, ajoute Mohamed Sari, est venu le nouveau roman avec «La Répudiation» de Rachid Boudjedra, «Les chercheurs d'os» de Tahar Djaout et «L'honneur de la tribu» de Rachid Mimouni. Mohamed Sari cite aussi les romans de Boualem Sansal pour la force de son écriture «sans oublier «Loin de Médine» de Assia Djebar ainsi que les romans de Merzak Baktache et Djilali Khellas. «Il n'y a pas qu'un seul roman, mais plusieurs roman», conclut notre interlocuteur. De son côté, le romancier et poète Farid Abache, qui vient de publier un nouveau roman «Condamnés à vivre», le meilleur roman algérien n'est autre que «L'Invention du désert» de Tahar Djaout. «Contenu et contenant pactisent pour faire aboutir ce roman où il est question d'un Don Quichotte puritain jusqu'à la racine des cheveux, en l'occurrence Ibn Toumert qui combat tous les plaisirs, prêche le retour vers le purisme des moeurs et veut imposer son fanatisme charbonneux Une allusion métaphorique aux extrémismes actuels sans jamais y faire référence. La subtile juxtaposition de deux textes, - celui du narrateur dévidant ses angoisses et ses insomnies, et celui où il crayonne des chroniques sur Ibn Toumert -, la sublime intrusion du poétique dans la prose et l'ingénieux usage de suaves figures de style font de ce roman un texte majeur», analyse Farid Abache, qui est pour rappel, un très ancien journaliste culturel et critique littéraire. «Nedjma» de Kateb Yacine Le romancier, essayiste et poète Yacine Hebbache, a jeté son dévolu sur «Nedjma» de Kateb Yacine. Yacine Hebbache explique que de par sa structure qui rompt avec la tradition linéaire classique, comme de par sa thématique qui traite l'amour et la révolution, le roman «Nedjma» échappe à toute classification. «Dans ce sens, il est à la fois inclassable et indépassable. Il y a quelque chose de d'extraordinaire, de fascinant et d'énigmatique dans ce roman qui hisse son auteur au panthéon de la littérature universelle et inscrit son nom sur le proscénium doré de l'éternité», ajoute notre interlocuteur en précisant que «Nedjma» de Kateb Yacine est fascinant du point de vue du style d'écriture, exceptionnel du point de vue de la structure du texte, pertinent du point de vue du contexte historique. «Ce roman demeure l'oeuvre phare de notre littérature. «Nedjma» n'est pas seulement l'oeuvre majeure de Kateb Yacine, mais aussi, comme disait si bien Tahar Djaout, le texte fondamental de la littérature algérienne de langue française». L'écrivain-poète Hocine Meksem partage amplement l'avis de Yacine Hebbache. Hocine Meksem, auteur du recueil de poésie «L'horizon de porphyre» nous confie: «S'il y a un texte de la littérature algérienne qui doit survivre au XXe siècle, c'est bien «Nedjma» de Kateb Yacine car il s'agit là d'un texte fondateur qui a renouvelé la littérature algérienne,en particulier, et maghrébine, en général». Dans quel sens, demandons-nous à Hocine Meksem? Ce dernier répond: «Dans le sens de la modernité, bien sûr. Avant l'avènement de «Nedjma», notre littérature caractérisée par le réalisme, mais surtout par la linéarité dans les procédés narratifs issus principalement de l'école française. Avec «Nedjma», la trame narrative a changé complètement grâce à l'apport de nouveaux matériaux, comme le monologue intérieur, le flash-back, la narration secondaire qui s'insère dans la narration principale, etc». Pour conclure, Hocine Meksem explique que, dans «Nedjma» par exemple, les personnages sont à la fois protagonistes et narrateurs, «ce qui n'est pas le cas des personnages dans le roman traditionnel». L'écrivain-journaliste, Nadjib Stambouli, auteur de plusieurs romans, jette aussi son dévolu sur «Nedjma» de Kateb Yacine même s'il en cite d'autres. Nadjib Stambouli étaye son choix: «Il me semble que le roman algérien le plus marquant, celui qui a suscité le plus de questionnements dans l'arène critique et littéraire, est «Nedjma» de Kateb Yacine. Ce roman a subverti la structure du roman et même la manière de questionner la littérature». Nadjib Stambouli estime que notre question est simple, mais la réponse délicate, «parce qu'elle appelle à un tri entre des oeuvres de grande valeur et si la sélection est relativement facile, la hiérarchiser l'est beaucoup moins». «Opter pour un roman, c'est forcément écarter d'autres, d'au moins de même valeur. Dib, Mammeri, Feraoun, Djebar, Mimouni, Djaout, Khadra, Laâredj, Daoud, Zaoui, Mechakra, Tadjer, Mostghanemi, Boudjedra, ont tous créé, au sens propre, des oeuvres de portée universelle. Mais comme il faut choisir, osons: «Nedjma» de Kateb Yacine», ajoute Nadjib Stambouli. «Nedjma» de Kateb Yacine représente aussi le coup de coeur du romancier-journaliste Chahreddine Berriah. Ce dernier répond sans hésitation aucune: «Franchement, Nedjma et la trilogie de Kateb Yacine m'ont marqué au point de ressentir les mêmes sensations et les mêmes émotions en les relisant plusieurs années après leur publication. Il y a aussi les oeuvres de Yasmina Khadra, notamment «L'attentat» et «Les sirènes de Baghdad», Boualem Sansal, précisément son roman «2084». J'aime Kateb Yacine pour son réalisme et son «aisé inaccessible», Yasmina Khadra pour sa reproduction des faits historiques, avec son style poétique et Boualem Sansal pour sa vision philosophique et sa capacité à «deviner» le futur. Son pragmatisme.» La révélation de Mohamed Nadir Sebaâ L'écrivain Mohamed Nadir Sebaâ, auteur, entre autres, de «Le vent ne souffle pas au gré des navires», «Avis de recherche» et «Hommes sur des pistes» cite un roman plutôt méconnu en guise de réponse à notre question. Il s'agit du roman intitulé «Idris» de Aly El Hammamy. Mohamed Nadir Sebaâ explique, pour sa part, que «ce merveilleux roman à caractère historique est une anthologie car porteur de plusieurs styles et de plusieurs expressions. On y retrouve la mystérieuse d'un Kateb, la gracieuse d'un Mammeri, l'audacieuse d'un Mimouni, la poétique d'un Djaout... On sent en lui la nostalgie des origines islamazighes algériennes, de l'unité première, de la symbiose originelle dont provient la belle culture nationale algérienne du projet d'unité première du Maghreb», souligne Mohamed Nadir Sebaâ. Ce roman édité, une première fois, par l'Enal a été réédité par l'Enag en 2006. De son côté, Youcef Dris, auteur de plusieurs romans, essais et recueils de poésie, a choisi «Loin de Médine» de Assia Djebar. Youcef Dris souligne que dans «Loin de Médine», Assia Djebar restitue aux femmes une liberté du corps et de la voix, comme aucun auteur ne l'a fait avant elle. Youcef Dris explique: «Loin de Médine est le roman que j'ai le plus apprécié, car il raconte dans le détail des destins de femmes fascinantes: bédouines reines de tribus ou prophétesses inspirées, mais d'abord chefs de guerre dans une Arabie en effervescence. Qui mieux qu'une femme auteure et musulmane de surcroît, raconterait comme le fait Assia Djebar la vie des femmes musulmanes dans un monde où les hommes détiennent un pouvoir absolu. Mais à Médine même, d'autres héroïnes, musulmanes cette fois et des plus célèbres: Fatima, fille du Prophète (Qsssl), à la fierté indomptable d'une Antigone nouvelle, sera des mois durant celle qui dit non à Médine. A l'autre extrême, Aïcha maintenant veuve de Mohammed (Qsssl), la plus vénérée et la plus jeune, s'installe peu à peu dans son rôle de diseuse de mémoire. Entre ces deux pôles, les migrantes mecquoises, les affranchies, les errantes, tout un choeur d'anonymes, rapportent dans la ferveur la chaîne des «dits» du Prophète (Qsssl) disparu». Youcef Dris conclut en rappelant que «Loin de Médine» s'offre à nous comme un espace privilégié d'une intertextualité massive: «Cela nous permettra de montrer, comment la rencontre de l'Histoire et de la fiction met en scène la création d'un genre hybride et d'un type particulier d'écriture de notre écrivaine, à savoir le roman. Entrelaçant fiction et histoire, dans le style tour à tour lyrique, élégiaque de la mélopée, ou celui dépouillé de la chronique, «Loin de Médine» fait ressusciter des héroïnes à la fois légendaires et réelles. Ancré dans la mémoire islamique, ce roman d'Assia Djebar restitue aux femmes une liberté du corps et de la voix encore jamais nommée, avec la force et le souffle d'une épopée en prose ou d'un romancero d'inspiration arabe». Feraoun et Mammeri, les deux Mouloud Mohamed Abdallah, auteur de trois romans édités dont «Aux portes de Cirta» considère «Les chemins qui montent» de Mouloud Feraoun comme étant son préféré. Il en parle: «Lorsqu'on s'aventure dans le domaine des lettres et plus encore lorsqu'on s'approche de leur sommet, la subjectivité est reine. Un roman qu'on considère être le meilleur peut être détrôné par un autre au fil des relectures, des réflexions, des soubresauts de la vie. En gardant cette réserve à l'esprit, si je devais répondre à votre question aujourd'hui, je choisirais probablement «Les Chemins qui montent», de Mouloud Feraoun. Je trouve dans ce roman une description particulièrement poignante de l'Algérie profonde, une lucidité pleine d'empathie dans l'approche des problèmes de l'époque, et un attachement viscéral à une terre meurtrie, mais chérie. Une sublime mélancolie émane des pages de ce roman, se glisse dans mon esprit et me ramène toujours, invariablement, à sa lecture». Mouloud Feraoun est aussi le choix de l'écrivain Kamel Boudjadi, auteur du roman «Harraga». «Ce roman de Feraoun ressemble à un tableau de peinture où l'auteur a peint les fonds de sa société; c'est vrai d'autant plus que Feraoun a utilisé une langue que je qualifie de «francabyle», ce n'est ni du français ni du kabyle ou comment peut-on appeler une langue qui utilise les mots d'une langue pour exprimer les idées vécues et intériorisées par une autre', explique Kamel Boudjadi. Quant à Habib Allah Mansouri, qui écrit dans les trois langues (français, amazighe et arabe), son choix est vite porté sur «La colline oubliée» de mouloud Mammeri. «Dans ce roman, Mouloud Mammeri a introduit le débat sur la place de l'identité amazighe en Algérie. Un débat qui n'a jamais quitté la scène publique», estime Habib Allah Mansouri. Enfin, Slimane Ait Sidhoum, écrivain et critique littéraire, tout en estimant qu'il est difficile de répondre à notre question «car il faudrait avoir lu tous les textes publiés par des auteurs algériens», il y a quand même le «risque». «Je prendrais la question par l'autre bout en parlant de mon expérience de lecteur, je dirai que plusieurs textes méritent de figurer dans le firmament de la littérature algérienne. En un mot, dans chaque étape de ma vie, je suis tombé sur un roman algérien qui m'a fait oublier ce que j'ai aimé précédemment donc, je peux citer par exemple le roman de Taos Amrouche «Rue des tambourins», un récit autobiographique qui m'a subjugué par son style et la maîtrise de l'écriture dont a fait preuve l'auteure sans oublier la sensibilité que recèle ce roman. Un véritable chef-d'oeuvre qu'on peut recommander à tout le monde».