L'Expression: Tout d'abord, pensez-vous qu'il existe un dénominateur commun à l'art contemporain au Maghreb? Si oui, quel serait-il? Et comment parvenez-vous à le distinguer? Mehdi Hadj Khalifa: Dans notre histoire, notre géographie, nous avons un récit et des mouvements de peuples communs. Nos cités ont partagé de grands moments de paix et ont eu des ennemis et des amis communs. En Algérie, comme au Maroc, nous avons eu de belles lumières et de grands moments d'art qui ont démontré la richesse de nos territoires. Oui, aujourd'hui comme hier, nous connaissons des similitudes dans les grands comportements de l'art contemporain, par exemple les périodes d'émergence d'artistes. Quand des artistes conceptuels en Algérie comme Adel Abdessemed ou Kader Attia ont débuté, au même moment au Maroc, des personnages comme Mounir Fatmi, le Collectif Radar avec Soufiane Idrissi et Mohammed Chrouro, Faouzi Laatiris ont commencé à montrer leurs travaux. Quel regard portez-vous justement sur l'art maghrébin, celui marocain et notamment algérien? Le Maghreb, dans son ensemble, vit une période charnière de son histoire et concentre un ensemble de révolutions sociales, industrielles et idéologiques. Le printemps arabe a posé de sérieuses questions entre les peuples et ceux qui les gouvernent. L'art de ces différents pays en est le témoignage le plus ultime. Jamais nos artistes n'ont eu autant de liberté dans leurs idées. Je ne peux pas me permettre de juger l'art du Maghreb dans son ensemble, mais je reste convaincu que nous sommes à peine au début d'un des moments les plus puissants de nos histoires de l'art. Croyez-vous qu'il existe, par ailleurs, un courant de pensée unique qui dicterait la façon de faire des artistes maghrébins? Malheureusement, le comportement de l'art contemporain de façon internationale a, à partir des années 80, suivi des modèles communs. L'art conceptuel et l'art expérimental ont été de sérieuses limites au lieu d'être des courants de pensée et d'expérience vertueux. Le Maghreb dans les années 2000, dans un souci d'intégration de marché et hors marché a tenté de suivre ces quelques normes conçues au sein de la scène internationale: matériaux, imaginaire, et modélisation. Heureusement, en 2007-2008, une grande partie de la scène du Maghreb a décidé de réagir et de penser son exception culturelle. En tant que commissaire d'expo et critique d'art comment évaluez-vous aujourd'hui le milieu du marché de l'art et sa saturation par la mainmise exclusive ou monopole de certains pays? L'art a toujours été défendu, protégé, et adoré par des personnages et des personnalités ayant comme caractéristique principale la sensibilité à la création. Dans l'histoire, vous le savez certainement mieux que moi, la société du capital et les grandes économies ont souvent utilisé l'art comme vecteur et moyen pour exprimer leur grandeur. De façon non exclusive, l'architecture ou encore le design font aussi partie de ces disciplines qui permettent de communiquer la grandeur de l'Etat. Dans le cas particulier de l'art contemporain, la concentration du pouvoir du capital a joué un rôle prépondérant, elle a permis de passer d'un marché de l'art à un art de marché. Effectivement, je pense que les grands observateurs analystes et critiques se sont laissé séduire par ces grands acteurs du marché de l'art, souvent situés dans des grandes capitales, et n'ont pas suffisamment été à l'écoute d'un art que l'on peut considérer comme minoritaire ou provenant de pays n'ayant pas une place historique selon eux dans le monde de l'art. Certains voient dans l'art contemporain une forme d'épuisement dans le fait qu'il n'arrive plus à se renouveler. Qu'en dites-vous? Je ne suis pas du tout d'accord avec cette idée et la notion de renouvellement n'est pas forcément un enjeu en soi. Ce qui compte dans l'art, il me semble, c'est l'enrichissement qu'il permet d'apporter à celui qui crée autant qu'à celui qui l'apprécie. Si l'art se répète c'est parce que la civilisation et ses enjeux ne sont aussi que répétitions, et c'est en quelque sorte merveilleux. Quel serait le genre d'art qui vous stimule en tant que commissaire d'expo et que cherchez-vous chez l'artiste contemporain que vous prenez sous votre aile? Ce qui m'intéresse, c'est la cohérence qu'un artiste ou plusieurs artistes proposent, leur inscription dans le contexte spatial et temporel ainsi que l'alibi global de leurs travaux. Un artiste qui me surprend est un artiste qui possède un mystère, une véritable lumière en lui. Qui dit «marché» dit forcément «argent» et parfois, la qualité n'est pas toujours au rendez-vous. À ce titre, comment peut-on déterminer la valeur d'une oeuvre aujourd'hui au regard de ce qui se passe dans le monde (la surenchère de certains artistes plus que d'autres, l'absurdité de cette expo de la banane notamment, est un exemple édifiant). Un mot -là-dessus? Votre question me fait sourire. Mais je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous. Je fais partie de ceux qui sont fascinés par l'académisme de l'art, mais je respecte tout de même l'expérimentation exercée par ceux qui en assument les conséquences. L'absurdité de cette banane m'a tout de même donné une envie de la voir et même de faire une photo avec le galériste Emmanuel Perrotin, pour marquer le coup, dont l'intelligence et la qualité ne sont pas à remettre en cause. C'était à Miami durant Art Basel. Enfin, pourriez-vous nous parler de cette exposition baptisée «In the Kingdom» que vous êtes en train de préparer? Le royaume du Maroc possède un vivier extraordinaire d'artistes qui marquent ce début du siècle. Comme ailleurs dans le monde, c'est une jeunesse et une scène aux multiples caractéristiques en devenir. Suite à dix années d'expérience et de métier dans l'art émergeant au Maroc, j'ai pu observer qu'une certaine cohérence de mouvement se constitue lentement et elle correspond à des spécificités et similitudes à d'autres scènes au niveau international. J'ai suivi et collaboré avec un certain nombre d'artistes, comprenant et interprétant de façon correcte l'utilité et la force d'Internet en ce début de XXIème siècle. «In The Kingdom» est une initiative ayant pour objectif de présenter des grands acteurs de l'art Post-Internet au Maroc. Sous la direction de Jean-Marc Decrop, In The Kingdom se présentera sous la forme d'exposition internationale, mais aussi d'un ouvrage