Pas un jour, il n'est relevé dans la sphère publique, parfois en direct sur des chaînes de télévision et sur les réseaux sociaux, des insultes à la limite du racisme et de l'incitation au séparatisme géographique. Aucune région du pays n'est épargnée, aucun usager des langues (amazighophone, arabophone, francophone), aucune communauté de peuplement (kabyle, chaoui, mozabite, targui...), de croyances (musulmane, chrétienne, juive, laïque...), aucun courant politique, ni personnalité publique: «zouave» «novembariya», «badissiya», «hizb frança», «fourchita», «juif», «sioniste» (patronymes en «oun»)... Le point commun de ces déclarations: l'usage des noms propres. L'objectif de cette contribution est de démonter les mécanismes de ce type de discours déjà usité au XIXe siècle, en lien avec la philosophie coloniale puis, l'entreprise opérationnelle de la fragmentaire identitaire, à partir des paradigmes du territoire, du peuplement et de la personne. Ce qui est présenté ici est extrait d'un ouvrage en voie de finalisation sur l'onomastique politique, au travers des noms algériens les plus usités dans l'histoire du pays. Cette version grand public ne citera pas systématiquement les références des extraits choisis, mais l'ouvrage, à l'évidence, compensera cet écart momentané. En fait, qui sommes - nous? Des noms portés par des personnalités publiques (politiques, scientifiques, militaires, artistiques, religieuses, sportives...) remontent à la nuit des temps. Ibn Khaldoun, parlant des Zenata /Iznaten (Zenaga /Zenag) disait que l'histoire des Zenata en Ifrikiya et au Maghreb, commença immédiatement après l'apparition des Berbères «dans un siècle tellement reculé que Dieu seul en savait l'époque». Des noms propres de peuplement (ou ethnonymes), de lieux (ou toponymes) traversent tout le nord du continent africain. Couvrant de vastes territoires, ces ethnonymes se déclinent différemment: Zintan / Zanenses (forme latinisée), Ardh Zenata (IX° siècle), Bab Zanâta (Tripoli), Zenata (Tlemcen), Zenaitia (Relizane), Zenatria (Chlef), Douar Zennata (Mascara), Ben Zenit, Zenati (patronymes)... Sur la longue durée, des dénominations (fondatrices du Maghreb) sont associées à ces populations autochtones: Haouara, Maghraoua, Meghila, Sanhadja, Matmata, Koutama... donnant lieu à des formes arabisées ou dialectialisées à l'algérienne: Houari, Houaria, Houaret, Belhouari, Houari Boumediene, Blaoui Houari, Ben Haouar, etc. Aussi Ahaggar/ Ihaggaren, associé à Hawwar / Bavares / Avares (provincia Avaritana), (M'Charek, Chaker), avec le sens de «suzerains». Maghraoua, Aït Meghraw «cavalier» (Nait Zerrad) ou Beni Wragh est reconnaissable dans Aouragh, Aurîgha(I. Khaldoun), Ksar Oraghen (touareg), Ouled Merhraou. Que signifient les noms Makri, Magra, Yaker? Des noms sont portés par les fractions tribales: Accar / Akkar, Aggares/ Acchares, devenant au Moyen âge, Aggar (a) / Akkar(a), avec l'alternance KR/GR, racine pan-berbère, kker, nker: «se lever», évoluant en Aggar, ager «être supérieur à». Cette racine donna Magra dans les sources médiévales, Makri/Makri dans les sources antiques par Julius Honorius au IVe siècle (Macri oppidum), évêché chrétien de Maurétanie Sitifienne (plebs Macrianensis). Les patronymes les plus connus sont Med El-Mokri, 1er grand vizir de Mohamed V; le savant ibadite (1202) Makrin al-Boughtouri et le toponyme Puerta de la Macarena (Bab-al-Makrin) de Séville. L'on citera, dans le même schéma, Yaker, Akir, Boukar, Akour, Zekar, Izeiikar (Antiquité). Beni Tigrine, de Tigherin, est cité au Moyen âge, avec Beni Louma, arabisation de Ilouman, donnant Belloumi. Cas aussi de Feghouli (Sofiane), de Tiaret, uf?ul: «Type de vent». Grine / Bengrine/ Bengrina... formes dérivées de Tegrine / Tigherin, Tigrine (village d'Azeffoun), il est le pluriel de «tiguert», de iger «petit champ». Tagarin (actuel siège du MDN) dériverait de Tigrine (Said Boulifa). Les noms propres libyco-berbères apparaissent sous leur forme latinisée (fils de), en «- is»:Balcaranensis (Grine)/ Vsinazensis (Zenat)/ Medianensis (Mediane)/ Macrianensis (Makri)/ Zabensis (Zab)... L'alternance GH / G, et quelquefois, DJ/ J, est décelable dans Bougherra et Boudjerra. Les Beni Mediène (El Bekri), est le nom associé à Sidi Boumediene mais aussi à Ibn Maryam al-Madyûnî, Médiouna, Medioun... Medyan a le sens «qui est ancré dans le sol». Leurs cousins, les Meghili, comme les Matmata, sont proches de la grande tribu des Maknasa: Macennites pour les Romains, Makanatae pour les Grecs. Les Meghila ont donné Machlyés chez Hérodote (484-425 avant notre ère), considéré par Socrate comme étant le père de l'Histoire. Louata, Laraba, Aribi, Aggoun... Les historiens grecs, romains, arabes, français ont relevé le caractère rebelle de ces tribus. Cités par Procope et Corippus, les Luwata (Ilaguas, Laguaten, Levathae), s'apparentent à d'autres confédérations allant jusqu'à Gabès et Tripoli (Yagoubi). Des noms comme Laribi (gardien de l'EN), Laraba, Aribi, Arribi... sont des variantes de Uriba (Ouriba) / A'riba: Awriba/ Awraba / Ouriba... de ur (négation) iba: «il n'est pas absent». Awraba ont eu un célèbre chef: Koceyla (7° siècle), des At Ksila, de aksil «félin». D'autres tribus rebelles comme les Flita et les Beni Ouassine, donnant le plus grand nombre de fantassins à l'Emir Abdelkader. Flita est une arabisation de Dafliten/Dafelten; Beni Ouassine, de Ouassini: «reconnu» (Maghnia / Tlemcen), descendant de Sidi M'hammed el-Ouassini (période zianide). Dans la même région d'où est issu le romancier Laradj Wassiny; aussi Ben / Zaghou, de la lignée des Ibn Zaghou (1380-1441): «les bâtisseurs». Non loin, Beni Snous (Beni Snassen) où est établie la fratrie des Mahrez (Riyad). Des noms comme Aggoun, (et non ‘agoun), de agun ont le sens topographique de Agueni, taguenit, «plateau», agni, agouni: Douar Agouni, igenni/ teguini «ciel»: Village d'Agouni, lieu de recueillement à la mémoire du chanteur Idir. Ben Badis, Bedda, Beddou, Badi, Yebda, Bendouda, Iddou... Une branche des Luwata (Aurès) s'appelle Banu Badis, du même nom qu' Al-Muizz ben Badis (1016-1062) et Abdelhamid Ben Badis. Badis est un nom amazigh dont l'appellation a été mise en relation avec la ville antique de Vadis (=Badis), probablement l'actuelle Badès, Biskra (Al Idrissi). Le nom Badis / Bades est porté par une station romaine Ad Badias?devenue «le siège d'un évêché chrétien dès le III° siècle» (M'Charek). Ibadissen /At Badissen est le nom actuel du village d'Ait Bouaddou (Djurdjura). Depuis l'Antiquité, le nom de Badis figure dans les inscriptions libyques, YBDD, Yebded «il est debout». Une variante touarègue de Badis est Badi: Lalla Badi, Dadi Badi auquel il faut adjoindre des noms comme Bedda, Yebda, Beddou,...Aussi, Waddud, de Addoud, Idded, Mdiddi: «courageux», générant Beni Iddou, Ait Dou, Bendouda... Benflis, Djaout, Madjer, Messali... Benbadis de Sanhadja, nom attesté depuis l'Antiquité (Sanhaja, Sanhâja, Zanhaja, Zanhadja, Senaj, Sinazen, Sinazenens...) est relevé dans Saneg (Sanaj), à Médéa, remontant à Septim Severus (205 apr. J-C), sous le Haut-Empire romain (oppidum Vsinazense). Les noms de Djaout, Djaouti, Djaoud, Oudjaout, Djalout (I. Khaldoun) est associé à Goliath, dans l'histoire mythologique des Berbères et du tombeau de Tin Hinan (Casbah de Jolouta). Des filiations ancestrales donnent Benflis, Beni Iflissen, Flissa: les Isaflenses de l'Antiquité; Soufi, Sifi, Boussouf (MALG), Idir (stèle de Dougga), Tessa de Intassen, Messdour, Isdour /Bensedira de Beni Isdouren (I. Khaldoun), Madjer de Madjersen (Moyen Age), Bounoura (Mzab, XII°). Des termes pan-berbères, comme adrar, (idurar / idraren): «montagne», sont contenus dans Temdrara, Dourari, Drareni, Drari, Midra et Midrara (dynastie du VIIIe siècle)... Citons d'autres noms bien ancrés: Melikechi (Noureddine, Nasa), de Mellikech, de la tribu des Zouaoua (ou Gaouaoua). Zwawa est cité par Ibn Khalikân, (672), Ibn Hawqal (988), Ibn Hazm (1064), Ibn Battûta (1356). I. Khaldoun rattache Zouaoua aux Koutama, avec les Mecheddala, Béni Guechtoula, Béni Fraoucen, Béni Iraten, At Menguellat, Nat Sadka, etc. Ces derniers ont enfanté Benmohamed, poète et auteur (Avava Inouva). Enfin, Messali Hadj, de Messil/ Massil/ Massile, Massyl, ethnonyme amazigh (Antiquité), de Gaya, Massinissa et Jugurtha. Pourrait venir de «maas» il «seigneur de la mer» ou amessil «celui qui offre son aide», ou de sel: «Ecouter». Des noms comme Zeroual, Bouteflika, Sellal, Abane, Chanegriha, Gheras, Ghetas, Bounatiro, Touati, Bahloul, Benbella, Lemsine, Ounoughi, Fergani, Bengana, etc. peuvent être soumis au même modèle explicatif. Et les noms en «oun»: Hanoun, Remaoun, Guenoun, Arkoun. L'usage de la terminaison «oun» couvre un espace géographique immense et des temporalités historiques très larges. Kuentz rattache «ûn» à un substrat oriental, antérieur aux Arabes, chez les Sabéens, plus loin, en langue syriaque et en araméen (gabrûnâ, talyûnâ). Marty souligne le caractère occidental à la façon de l'onomastique andalouse: Zaïdoun, Bahroun, Khaldoun... Pour Schimmel, «oun» serait la marque de procédés attestés en Afrique du Nord et dans l'Espagne médiévale: Hamdoun, Hafsoun... Yermeche, Tidjet, Benramdane confirment, sur la base de dizaines de milliers de noms relevés, la productivité de cette terminaison dans tamazight et dans l'arabe algérien (darija): Zalboun, Aghrioun, Djermoun, Haggoun, Zerhoun, Beni Chenoun, Eng-Megraoun, etc. Les noms en «oun» ont accentué une perception quant à l'origine «juive» de quelques patronymes algériens. Il faut souligner la teneur récurrente de ce discours, mais surtout les tenants et les aboutissants de ses auteurs les plus attitrés sur l'équation berbérité / judéité de l'Afrique du Nord.
professeur des universités, directeur de recherche associé Rasyd/Crasc, expert en toponymie (ONU).L'insulte par les noms propres (ou onomastique) Farid Benramdane