Il troque son habit de ministre pour celui de juriste quand il rencontre les faucons. Personne ne pouvait parier sur la réussite de Bedjaoui à la tête de la diplomatie algérienne. «Voilà Bouteflika qui nous sert du congelé», disent les mauvaises langues, pendant que les branchés y trouvent du «bon cru». Mais il ne sert à rien de paniquer puisqu'on a deux ministres qui occupent le même poste. Et comme il se plaît à jouer les figurants, un ministre de plus ou de moins ne dérange personne.«Si le monde est ainsi c'est qu'il ne pouvait être autrement», semble-t-il dire en faisant sienne la maxime de Pangloss. Mohamed Bedjaoui, 77 ans, à l'allure docte, marche d'un pas alerte, reçoit les délégations étrangères en étalant son large sourire. Sur le plan protocolaire, il est parfait. A la japonaise, il prolonge les salutations. On se dit qu'il ne sait pas faire autre chose. Il se cache derrière ses lunettes de myopie, trottine derrière Bouteflika comme son ombre, s'efface quand il le faut pour laisser Belkhadem s'occuper des questions en relation avec la Ligue arabe. L'homme est de marbre. Il sait attendre son heure sans sourciller. Pourtant, l'homme a fait un parcours exceptionnel jusqu'à atterrir là où il est. Docteur en droit de l'université de Grenoble en 1955, il devient conseiller juridique du FLN puis du Gpra (1956 à 1962), expert de la délégation algérienne aux négociations d'Evian, directeur de cabinet du président de l'Assemblée constituante (1962), ministre de la Justice (1964 à 1970), ambassadeur à Paris (1970 à 1979), représentant permanent de l'Algérie auprès des Nations unies (1979-1982), vice-président pour la Namibie, juge à la Cour internationale de la Haye (1982-2001) puis président de la cour (1994-1997). Il passe ensuite par l'Unesco avant de présider le Conseil constitutionnel en 2002. Il a publié près de 300 articles et une douzaine d'ouvrages, en français et en anglais, portant sur le droit public international, le droit constitutionnel, le droit d'arbitrage commercial international et sur les sciences politiques. Au palmarès fulgurant viennent s'ajouter les distinctions internationales. Mais à Alger, peu de gens connaissent le parcours de cet homme. Dans son nouveau poste, il a pris le temps qu'il fallait pour se mettre à l'oeuvre. Il reçoit Douste-Blazy à l'aéroport Houari-Boumediene, le traîne à la résidence El Mithak, l'installe devant les journalistes. Puis le vieux routier se met à rouler mécanique. Il ne tourne plus son regard sur son invité. Il développe sa praxis. La France n'est pas encore prête pour signer un traité d'amitié avec nous. Il faut donner le temps au temps. Nous ne sommes pas pressés. Il faut assainir le passé avant de discuter de l'avenir. Douste-Blazy suffoque. Il jure que les Français aiment les Algériens...il repart comme il est venu, les mains dans les poches. Sacré Bedjaoui, il lui a servi la harissa dans du caviar. L'homme prend de l'envol, déploie ses ailes. Il est dans les Amériques. Il rencontre Condoleezza Rice, Chavez, Annan, Bolton, enfin, toutes sortes de personnalités qui ont une influence sur l'événement dans le monde. Il a le contact facile. Il passe d'une langue à une autre avec autant de raffinement. Lorsqu'il rencontre Annan, il est chez lui. Le rapport sur le Sahara occidental, présenté par le secrétaire général aux membres du Conseil de sécurité contient de «graves insuffisances». Quand c'est Bedjaoui qui émet un tel pronostic, il n'y a pas lieu d'autre explication. Bedjaoui met son dossier sur la table. Il reprend l'habit du juriste international de la Haye. Il est désormais dans son élément. Annan n'a qu'à l'écouter attentivement. Il consent alors à revoir sa copie. A Bolton, le représentant des faucons américains à l'ONU il rappelle que l'Algérie n'est pas concernée par les négociations sur le Sahara occidental suggérées par le secrétaire général de l'ONU. Si négociations il y a, elles se feront entre les parties en conflit, le Maroc et le Polisario. Bolton a déjà traité le dossier avec Baker. Il exprime «l'attachement de son pays à l'expression par le peuple sahraoui de son droit à l'autodétermination». Au représentant de la Chine, qui devait présider la réunion d'hier consacrée au dossier du Sahara occidental, il lui rappelle les positions courageuses qui ont toujours été celles de la Chine dans les questions de décolonisation dans le monde. Ainsi, Bedjaoui se glisse lestement dans l'habit de ministre des Affaires étrangères en donnant un poids certain à la diplomatie algérienne qui, il faut le rappeler, avait perdu de son prestige pendant les dix dernières années.