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«La situation de tamazight est très encourageante»
Kamel Bouamara (écrivain)
Publié dans L'Expression le 07 - 04 - 2021

L'Expression: Pouvez-vous nous parler de votre tout nouveau livre intitulé «Tislit n wenzar»?
Kamel Bouamara: C'est un recueil documenté de contes kabyles traditionnels et autres textes oraux ou traduits du français, à l'image du «Retour de l'enfant prodigue» de André Gide dont la traduction a été faite au début des années 1990, mais jamais publié en bonne et due forme. Voilà, c'est fait! Une bonne partie de ce recueil est composée de timucuha, contes traditionnels, 15 au total. Les versions de ce recueil ne sont pas toutes tout à fait orales.
Comment avez-vous procédé pour élaborer cette anthologie?
Je me suis basé sur des traductions françaises faites et publiées par de grands auteurs, comme Leo Frobenius, un africaniste allemand qui s'est intéressé au folklore kabyle dès le début du XXe siècle, Taos Amrouche, Mouloud Mammeri et autres. Pour chaque conte, j'ai essayé de donner (en notes de bas de pages) quelques informations relatives aux variantes déjà publiées et à leurs auteurs. On trouvera également d'autres textes anciens, comme ceux attribués au sage Bou Amrane ou à Djeha, et d'autres textes oraux intéressants.
Pourquoi avoir opté pour ce titre?
C'est le titre de l'un des contes (timucuha) que réunit ce recueil. Il s'agit du conte kabyle que Mammeri avait d'abord traduit en français sous l'intitulé «La fiancée du soleil» et publié en France, en 1980. Pour rappel, la majorité de ces timucuha a déjà fait l'objet d'une publication sur internet (lulu. com) sous l'intitulé Tamacahut-iw lwad lwad, «Mon conte est comme un ruisseau»,
disait Taos Amrouche.
Le conte occupe une immense place dans la littérature orale kabyle, pouvez-vous nous en parler, avec votre regard de chercheur et auteur?
Le conte traditionnel ainsi que la littérature orale ne sont plus ce qu'ils étaient à un moment donné de notre histoire. L'oralité, en tant que mode de vivre et de penser, relève aujourd'hui de l'histoire. Nous vivons dans une phase charnière, de «passage» vers quelque chose qui s'apparente à l'acculturation-déculturation de la société. Heureusement qu'il y a eu quelques «passeurs» de culture qui ont fait du sauvetage. Comme je le disais plus haut, une bonne partie de ces timucuha a été déjà recueillie, transcrite et traduite en français (le plus souvent), rarement dans d'autres langues. L'exemple de Leo Frobenius que j'ai déjà cité est atypique. Un allemand, spécialisé dans le folklore (culture populaire) de l'Afrique, a entrepris de séjourner en Kabylie aux environs de 1920 et d'établir un recueil de contes kabyles; il a tout traduit en allemand et publié plusieurs fascicules sous le titre de «Volksmärchen der Kabylen». Pour information, ce recueil allemand a hiberné pendant des décennies dans les bibliothèques allemandes, jusqu'au moment où Mokrane Fetta (1999) a tout traduit en français sous formes de quatre tomes. L'autre exemple singulier à connaitre est celui d'Auguste Mouliéras, petit pied-noir, né à Tlemcen (en 1855), qui a recueilli, transcrit plusieurs contes et autres textes oraux kabyles et publié à la fin du XXe siècle plusieurs fascicules dans leur langue d'origine (en kabyle). Ce recueil n'a été exploité que 50 années plus tard: il a, en effet, été «déterré» par Camille Lacoste-Dujardin au milieu des années 1950, traduit en français et a fait l'objet d'une étude ethnographique qu'elle a publiée plus tard. On peut citer d'autres recueils, tous intéressants les uns comme les autres, mais ce qui m'a beaucoup frappé ici est le fait que rares sont les auteurs, dont les natifs comme
T. Amrouche (1966) et M. Mammeri (1980), qui ont joint les textes originaux à leurs traductions.
Pourquoi ils ne l'ont pas fait, d'après vous?
Avec le recul, l'on comprend bien pourquoi: d'un côté, le kabyle n'était pas une langue scolaire; de l'autre, les éditeurs français (de ces recueils) n'avaient aucun intérêt à publier des textes écrits dans une langue...orale. Sur le sol algérien, le mot «amazigh» même a été frappé d'interdit de 1962 jusqu'au début des années 1990. Souvenons-nous que
T. Amrouche a été interdite de chanter en public, en 1969, à Alger, appelé alors «Mecque des révolutionnaires» et que Mammeri a été empêché de conférer à l'université de Tizi, en mars 1980, autour de son livre portant sur la poésie kabyle ancienne, lequel a été publié en France. Depuis, les «choses» ont beaucoup changé en bien heureusement, pour la vie de notre langue.
Vous êtes auteur de nombreux livres, votre parcours d'enseignant universitaire a-t-il été déterminant dans votre parcours d'écrivain?
Peut-être que oui. Mais il y a beaucoup d'enseignants qui n'ont pas publié de livres, je veux dire:
il y en a peu qui en publient. Je crois que l'envie ou, mieux, l'ardent désir d'écrire était déjà en moi avant que je devienne enseignant-chercheur à
l'université. Une anecdote: quand j'étais enfant, en l'absence de mes frères aînés, c'était moi qui écrivais les lettres à mon père - le courrier à cette époque était le seul moyen de communiquer avec l'extérieur. A la fin d'une lettre que j'ai rédigée et que mon père a destinée à un oncle, j'ai signé: «écrivain: K. B.». Je ne savais pas encore ce que le mot
«écrivain» signifiait. Mon oncle qui l'avait tout de suite remarqué, m'avait souhaité alors de devenir écrivain. Pour répondre à votre question, je dirai que cet emploi, ce milieu intellectuel m'y a beaucoup aidé; il a fait allumer ce petit feu intérieur et l'a maintenu vif. Pourquoi écrit-on? Je ne saurais y répondre. De toutes les façons, ce n'est pas pour gagner sa vie.
Vous êtes l'auteur d'un dictionnaire de langue amazighe (kabyle), Issin (2010) et Issin wis sin (2017), pouvez-vous nous parler de cette expérience, combien de temps vous a-t-il pris, et comment s'est effectué le travail ayant abouti à la réalisation de ce dictionnaire?
L'histoire de Issin est riche en enseignements. Rappelons qu'avant sa parution en 2010, il n'y a pas eu de dictionnaire (kabyle ou amazigh) unilingue. Tous les dictionnaires étaient alors bilingues, de type français-kabyle. Je trouvais cela absurde! Comment, me disais-je, enseigner et apprendre une langue sans un dictionnaire unilingue? Les dictionnaires bilingues qui étaient disponibles sont bons pour les bilingues, voire les étrangers. En allant plus dans mon raisonnement, je me disais: pourquoi enseigner notre langue dans une autre?
C'est, je crois bien, dans cette sempiternelle problématique de «tamazight, un simple objet d'enseignement-apprentissage» qu'il faut replacer Issin (2010).
J'ai d'abord essayé de réunir autour de moi quelques personnes, mais l'entreprise de travailler en équipe n'a pas abouti. L'esprit d'équipe ne faisait pas partie et ne fait toujours pas partie de notre culture. J'ai travaillé tout seul à partir de 2007, à ce moment-là, mon objectif était modeste: élaborer un dictionnaire de poche (unilingue) contenant au maximum 1000 mots-entrées. Par la suite, il y a eu plusieurs versions revues et augmentées; la dernière étant celle publiée en 2010, et elle contenait quelque 5 à 6000 mots-entrées. Peu de temps après la sortie de Issin (2010), j'ai fait connaissance avec Paul Anderson, un jeune Ecossais, amoureux de tamazight (tous azimuts), informaticien de métier et vivant à Bgayet en plus. C'était lui qui m'a élaboré une base de données informatique pour Issin wis sin (2017). Je me suis rendu compte alors combien l'outil informatique est indispensable dans l'élaboration des dictionnaires. Sans équipe composée de plusieurs personnes sérieuses, dont les informaticiens-linguistiques, on ne pourra pas avancer sérieusement dans cette entreprise de longue haleine. Mais j'avoue que je suis content d'avoir ouvert la porte du grand chantier de la lexicographie unilingue kabyle-kabyle et, par ricochet, celle de la lexicographie amazighe.
Quand il s'agit de langue amazighe, on confond très souvent entre dictionnaire et lexique, pouvez-vous nous éclairer sur ce sujet?
Le lexique (au sens d'ouvrage; l'autre sens du même mot est: vocabulaire) est un manuel, à double entrée, qui contient des mots d'une langue (tamazight, par exemple) et leurs équivalents dans une autre (français, anglais, arabe) disposés en vis-à-vis. Il s'agit, la plupart du temps, de mots nouveaux de la langue, appelés néologismes ou, mieux, de terminologies spécialisées (linguistique, informatique...). Un lexique peut être, par ailleurs, bi- ou plurilingue.
Mais il demeurera un lexique quel que soit le nombre d'unités (lexicales) qu'il contient: 100, 1000 ou même 100000. Un dictionnaire c'est tout à fait autre chose, et ce n'est pas le nombre de mots qui les différencie. La science qui étudie les dictionnaires se dit lexicographie, une discipline relevant de la linguistique. Aujourd'hui, on parle de méta-lexicographie et de lexicographie: la première étant la science (discipline universitaire) qui décrit et analyse les dictionnaires; la seconde en est l'art-science de les confectionner. Un dictionnaire, qui peut-être, par ailleurs, uni- ou bilingue, est composé de deux grandes parties: d'un côté, la macrostructure qui s'occupe des mots-entrées et des problèmes y afférents; de l'autre, la microstructure qui, elle, s'occupe des informations, nombreuses et diverses, que le lexicographe adjoint à chaque unité (lexicographique) de son ouvrage.
Vos anciens livres, à l'instar de la traduction de Jours de Kabylie en tamazight, n'ont jamais été réédités, pourquoi?
Oui, Ussan di Tmurt, imprimé d'abord grâce au concours financier du HCA en 1998, puis édité par l'Enag en 2006, n'a pas été réédité depuis. Les rapports entre auteurs et éditeurs algériens (publics ou privés) étant ce qu'ils sont, aujourd'hui (2021) je ne sais même pas où en sont les ventes. Je dois y réfléchir sérieusement.
Pouvez-vous nous parler de vos autres livres?
J'ai publié en 2018 un recueil d'articles de revue (scientifique) publiés ça et là; j'y ai réuni
six articles (rédigés en français) de réflexion sur la littérature d'expression kabyle. En février 2020, j'ai cosigné avec Allaoua Rabehi un livre sur la Stylistique comparée du kabyle et du français. Mais le gros de mon temps libre a été consacré au dictionnaire Issin.
Votre thèse de doctorat éditée sous forme de livre a été consacrée à Lbachir Amellah, pouvez-vous nous en parler?
J'ai publié, en 2005, une partie de ma thèse consacrée à ce grand poète-chanteur, pourtant très célèbre en son temps (1861-1930). Au début des années 1990, c'est-à-dire 60 années après sa mort, seules les vieilles personnes de 70 ans et plus en ont entendu parler. Les conditions de vie, en général et celles de la transmission de notre langue et culture, en particulier ont beaucoup changé. Il fallait faire un travail de mémoire, de sauvetage et de transmission et, par voie de conséquence, lutter contre l'oubli qui guette ce genre de «choses orales». Je n'ai pas pu faire mieux, je n'ai pas pu aborder, par exemple, les aspects ethnomusicologiques de la tradition muso-poétique et anthropologique dont Si Lbachir a relevé. Mais je suis très content d'avoir contribué à «redonner vie» à cet auteur et à son répertoire poétique. Aujourd'hui, le nom de Si Lbachir est répandu. Bien qu'il s'agisse d'une étude, et donc d'un livre dont l'accès est difficile à tous, il a été réédité au moins trois fois (Talantikit, 2005, Samar, 2009 et enfin Tira, 2017). Ce personnage emblématique mérite qu'il soit porté à l'écran. Nous en avons parlé, A. Bouguermouh et moi, chez lui; il l'avait parmi ses projets.
Que pensez-vous de la situation de la langue amazighe dans le domaine littéraire, aujourd'hui?
La situation est très encourageante, du moins sur le plan quantitatif. En plus de la poésie chantée, chose traditionnelle, de la poésie qui se manifeste dans les festivals ou dans les médias, l'on assiste aujourd'hui à des publications de recueils de poésie et de récits divers (nouvelles, romans).
Leur nombre par année est remarquable, en dépit du peu de moyens dont disposent actuellement les auteurs et les éditeurs. Notons que beaucoup d'auteurs publient leurs ouvrages à leurs comptes. Pour ce qui est de la qualité des publications, on verra peut-être mieux dans quelques années, lorsqu'il y aura un lectorat, stable et critique. C'est le lecteur qui choisira, qui définira ce qui est «bon» à lire/acheter.
Qu'en est-il dans le domaine de l'enseignement scolaire et universitaire?
C'est à l'école et à l'université que revient le rôle de former des personnes à la lecture, à l'écriture et à la critique. Cette formation à la lecture et à l'écriture dans notre langue - une langue scolaire depuis les années 1990 seulement - peut prendre des décennies.
Le problème du choix des caractères de transcription ressurgit de temps à autre à la faveur des luttes politiciennes, quand celles-ci s'exacerbent, quel est votre avis sur cette question?
Ma position à propos du «choix des caractères de transcription» n'a pas changé depuis des décennies. Je dis qu'on se trompe complètement d'époque et que les personnes (physiques ou morales) qui continuent d'en parler doivent se recycler et se mettre à jour. Pour notre part, nous essayons du mieux que nous pouvons de poser «le problème» autrement. Dans le dernier article de mon livre Introduction à l'étude de la littérature d'expression kabyle (2018), je parlais du processus de grammatisation du kabyle. En fait, il ne s'agit pas du tout ou plus de «transcription du tamazight», mais de notation usuelle de celui-ci et de sa grammatisation graduelle. Par grammatisation d'une langue, nous entendons ceci: son enseignement-apprentissage à l'aide d'outils linguistiques et pédagogiques, tels que la (les) grammaire (s) et le (les) dictionnaire(s). Il se trouve que le kabyle - qu'on l'admette ou non -est d'ores et déjà doté de ces deux outils indispensables. Vous voyez! Nous ne sommes plus à la phase primitive de la «transcription», comme si on venait juste de commencer à scribouiller dans cette langue. Aux partisans du nivellement par le bas, je recommande vivement de faire preuve de bons sens. Dans cette langue, à variantes il est vrai, il y a des livres de toute sorte, des manuels d'orthographe, des grammaires et des dictionnaires, des outils informatiques, etc. La raison dit que c'est aux retardataires d'emprunter la voie des précurseurs, de les suivre humblement et, si ce n'est pas trop demander, de se mettre à la page sans plus tarder.
Compte tenu de l'existence de plusieurs variantes de la langue amazighe, l'option de la standardisation est-elle la plus appropriée ou bien se dirige-t-on vers une autre solution?
La standardisation est l'aménagement du corpus de la langue dans le but d'élaborer à terme une «norme commune», une «langue standard» ou une «langue de référence». La standardisation s'impose donc d'elle-même dès lors qu'on veut en faire une langue d'enseignement-apprentissage, entre autres. Le problème se pose en ces termes: doit-on procéder par phases successives, c'est-à-dire standardiser d'abord les variantes régionales existantes (kabyle, chaoui, mozabite, touareg,..) puis, dans une seconde phase, standardiser les 1ers standards, ou bien - comme on semble faire aujourd'hui -standardiser en une seule phase et en une seule opération toutes ces variantes (régionales)? Le problème concernant cette dernière option est qu'il
y a peu (trop peu même) de personnes formées sérieusement à l'aménagement linguistique, y compris à l'université, et qu'il n'y a, pour l'heure, aucun cadre académique qui s'en occuperait. Au lieu de réfléchir à une politique et à une stratégie pour «aménager» le corpus de cette langue, on se contente, pour l'heure, de l'existence d'un signifiant, tamazight, en l'occurrence, dont le contenu reste à définir et étudier.


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