Florence Beaugé est journaliste dans le quotidien français Le Monde. Son livre, Algérie, une guerre sans gloire, édité en 2005 en France chez les éditions Calmann Lévy, vient d'être réédité en Algérie aux éditions Chihab. Dans l'entretien qui suit -tout en refusant de se prononcer sur la montée de la tension entre Alger et Paris- elle parle de son livre ainsi que de certaines vérités historiques y figurant. L'Expression: A première vue, le titre de votre livre Algérie, une guerre sans gloire, semble équivoque: d'un côté comme si vous lancez un reproche à l'Algérie pour avoir mal assumé son indépendance, de l'autre à la France comme pour lui rappeler son sinistre passé colonial... Florence Beaugé: Le titre, je remarque que c'est ici en Algérie qu'il provoque l'étonnement. Et c'est drôle parce que je n'y ai même pas pensé. Le titre, Algérie, une guerre sans gloire, pour être honnête, a été fait tout d'abord pour l'édition française, aux lecteurs français. Il s'adresse premièrement à ceux qui ont combattu en Algérie sous le drapeau français. C'est à dire tous ces jeunes appelés qui, à l'époque, n'avaient pas le droit de parler ni de la guerre ni des choses terribles qu'ils ont vécues, soit celles qu'ils ont subies, commis ou auxquelles ils ont assisté. Et quand ils sont rentrés chez eux en France, ils étaient des antihéros puisqu'ils n'avaient pas bataillé, ils n'étaient pas rentrés du champ d'honneur, ils n'avaient rien à dire ou bien des choses assez souvent peu glorieuses. Si vous voulez c'était des hommes sans gloire. Autrement dit, ça n'était pas une guerre juste...et si c'en était une, elle demeure absurde... Tout à fait, ça n'a pas été une guerre. C'était une cause en plus qui avait une variété de tons, puisque quand ils étaient partis, jusqu'en 1959/1960, on leur disait que l'Algérie était française, et du jour au lendemain, c'est un autre discours qu'on leur tenait, on leur disait que l'Algérie va être indépendante. Ils se disaient à quoi bon avoir fait tant de mal et de morts. Je pense que la douleur était très profonde. Et n'oubliez pas que ce n'est qu'en 1999 qu'en France, on a admis le terme de guerre pour ce qui s'est passé en Algérie entre 1954 et 1962. Jusque-là, ce n'était qu'une question de maintien de l'ordre ou l'euphémisme «d'événements d'Algérie». On en parlait que rarement, les exactions commises on ne les citait jamais. Donc, le terme «une guerre sans gloire», c'est vraiment d'abord pour les jeunes appelés qui n'avaient que vingt ans et qui étaient pris dans un engrenage qu'ils n'avaient pas choisi. Non, ça n'a rien à avoir avec ce qu'a vécu l'Algérie dans la décennie du terrorisme, quoique j'en parle dans le premier chapitre du livre où j'ai fait un parallèle à un moment en disant qu'il y a une étrange répétition de l'Histoire dans les années cinquante que dans les années quatre-vingt-dix, on n'a jamais voulu employer le terme guerre. On employait le terme troubles ou événements. C'est un mot périphérique. Mais le titre ne fait absolument pas allusion qu'à la vraie guerre d'indépendance, ressentie comme peu glorieuse par ceux qui l'ont menée du coté français. Votre livre vient de sortir dans une conjoncture assez particulière. Il a paru au moment où la polémique entre Alger et Paris prend de l'ampleur. Il y a d'abord la loi du 23 février, ensuite le traité d'amitié et enfin la dernière sortie médiatique de la droite française à l'occasion du séjour du président Bouteflika au Val-de Grâce... C'est un pur hasard si mon livre sort en cette conjoncture. Il est sorti en France il y a de cela cinq mois, puis il a fallu attendre autant pour qu'une maison d'édition algérienne se montre intéressée et traite avec la maison d'édition française. La date n'a pas été choisie. Mais je trouve qu'il est d'autant plus intéressant que le livre sorte dans une période de tension comme celle-là. Quels que soient les hauts et les bas entre la France et l'Algérie, au niveau des gens l'amitié demeure, les choses avancent quand même. Dans Algérie, une guerre sans gloire, vous revenez sur des vérités historiques d'une poignante violence, notamment celle relative à l'exécution de Larbi Ben M'hidi... En effet. Il y a des choses que je n'avais pas sorties dans le journal Le Monde, en particulier les derniers instants de Larbi Ben M'hidi. Et ça m'a été raconté par Aussaresses. C'était une scène très forte. J'étais vraiment bouleversée. Je me disais est-ce que j'ai le droit d'insister pour connaître des scènes aussi affreuses. D'un côté ça me gênait, de l'autre, je me disais que c'est pour l'Histoire, c'est important. Donc Aussaresses m'a expliqué que ça s'est passé dans la nuit du 3 au 4 mars 1957 dans la ferme d'un colon extrémiste dans la région de la Mitidja; Ben M'hidi ne s'est pas suicidé mais il a été pendu. Ils l'ont installé dans une pièce. Dans la pièce d'à côté, ils ont mis un tabouret et une corde et il y en a un qui a joué le rôle d'un pendu pour voir si ça marchait bien. Cela a déclenché un fou rire chez eux. Ensuite, ils ont fait rentrer Ben M'hidi dans la pièce, ils ont voulu lui bander les yeux. Il y avait Aussaresses et cinq autres hommes dans la pièce. Ben M'hidi a refusé qu'on lui bande les yeux. Et le para qui en avait été chargé lui a dit que c'est un ordre. Et Ben M'hidi lui a répondu: «Je sais ce que c'est que les ordres, je suis moi-même colonel au sein de l'ALN». Il voulait certainement dire: «On peut outrepasser les ordres et dire non». Ils ont maintenu qu'il fallait qu'on lui bande les yeux. Ce qu'ils ont fait. Ils lui ont passé la corde autour du cou et ils l'on pendu. Et un détail affreux, la corde s'est cassée. Donc, ils l'ont pendu une deuxième fois. Malgré cette torture, il n'a rien avoué jusqu'à la fin. Plus tard, j'ai eu la confirmation que Aussaresses n'avait pas menti, ce dont j'étais d'ailleurs persuadée, c'est que j'ai retrouvé un témoin qui a vu le corps de Ben M'hidi à la morgue. Ce témoin est Mohamed Moulay, l'enfant au poignard de Le Pen, quand il est allé voir le corps de son père à la morgue, il a, à côté, vu sur les orteils d'un cadavre le nom de Ben M'hidi. Le corps, en effet, ne portait pas des traces de balles, contrairement à ce qu'on raconte qu'il a été fusillé, Ben M'hidi a été pendu. C'est également l'histoire de l'exécution de Ali Boumendjel... Je voudrais ajouter un petit détail, concernant l'exécution de Boumendjel, avant qu'Aussaresses ne l'écrive dans son livre, c'est moi qui avais annoncé à Malika, veuve de Ali Boumendjel, que son mari avait été basculé d'un immeuble du 5e étage. Il ne s'est pas suicidé. J'avais donc raconté à Malika cette vérité. Et ce que je trouve de formidable chez cette dame douce, c'est que je pensais qu'elle allait s'écrouler que je puisse lui annoncer une horreur pareille. Et en fait, elle a été soulagée. Elle m'avait dit qu'elle avait toujours su que son mari ne s'est pas suicidé. Néanmoins, le fait d'apprendre la vérité l'a énormément soulagée. Elle a eu enfin la confirmation de la bouche de l'assassin. Quoique ce n'était pas Aussaresses lui-même qui avait poussé Boumendjel du haut de l'immeuble, mais un de ses paras qui a donné le mot d'ordre. Tout de même, la France ne reconnaît toujours pas les exactions commises en Algérie. Vous, en tant que journaliste, tout d'abord, puis en tant qu'observatrice des relations algéro-françaises, croyez-vous que, dans la situation actuelle des choses, les deux parties finiront par signer le fameux traité d'amitié? Je ne suis pas un responsable politique. Vous me demandez donc un avis personnel. Alors à mon avis, ce traité d'amitié sera signé tôt ou tard, j'en suis persuadée. Maintenant, s'il faudrait présenter des excuses à l'égard de l'Algérie, je crois que c'est nécessaire. Les excuses et la repentance, ça sera une étape supplémentaire. Mais je pense que la première étape, c'est-à-dire reconnaître ce qui s'est passé, c'est déjà une façon de demander pardon, c'est très important. Pour le moment, la France n'a pas encore reconnu cet aspect de son passé, mais ça viendra tôt ou tard. Il faut du temps. C'est vrai que l'époque actuelle est marquée par un grand recul mais, personnellement, je ne désespère pas.