«Pas de retour en arrière possible», scandaient hier des Soudanais à Khartoum, ville morte au lendemain d'un coup d'Etat condamné à l'étranger et la mort de quatre manifestants qui protestaient après l'arrestation de la quasi-totalité des dirigeants civils par les militaires avec lesquels ils partageaient le pouvoir. Alors que le pays englué depuis deux ans dans une transition qui n'a pas vu le jour est plongé dans l'inconnu, le général Abdel Fattah al-Burhane, qui a totalement rebattu les cartes du Soudan par surprise lundi, est censé tenir une conférence de presse à la mi-journée pour annoncer la suite de ce que la communauté internationale dénonce déjà comme un «coup d'Etat militaire». Washington va même plus loin: elle a «suspendu» une aide de 700 millions de dollars au Soudan parce que la voie vers ses premières élections libres semble de plus en plus bouchée. Pour la Troïka - les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Norvège - à la manoeuvre sur le dossier soudanais depuis des années, «les actions des militaires trahissent la révolution et la transition» post-dictature après la chute en 2019 de l'autocrate Omar el-Béchir. C'est aussi l'avis des manifestants toujours dans les rues de Khartoum où quasiment tous les magasins - à l'exception de ceux vendant de la nourriture - sont fermés après un appel à la «désobéissance civile». La «grève générale» avait gagné la capitale mardi, entre employés incapables de rejoindre leurs bureaux par les routes coupées et manifestants décidés à bloquer le pays. «Non au pouvoir militaire» et «la révolution continue» scandaient-ils, sous une nuée de drapeaux soudanais.»On ne quittera la rue qu'une fois le gouvernement civil réinstallé», assure Hocham al-Amine, ingénieur de 32 ans. Et après le fiasco de la coopération entre militaires et civils qui a explosé en vol lundi, «on n'acceptera plus jamais de partenariat avec l'armée», poursuit-il. Depuis des mois déjà, les militants pro-démocratie dénonçaient les autorités civilo-militaires comme «un partenariat sanglant». Et parce que pour les manifestants et experts, la perspective d'un retour au règne sans partage des militaires est désormais de plus en plus réaliste, le Conseil de sécurité de l'ONU tenait hier une réunion d'urgence à huis clos. Car le récent ballet diplomatique à Khartoum n'y a rien fait. Dimanche encore, l'émissaire américain Jeffrey Feltman rencontrait le général Abdel Fattah al-Burhane et le Premier ministre Abdallah Hamdok et tous deux s'engageaient à la transition démocratique. Le lendemain, le général Burhane a annoncé la dissolution de toutes les institutions de transition tandis que le Premier ministre est toujours aux mains des militaires qui l'ont emmené avec son épouse, plusieurs de ses ministres et les dirigeants civils du pays vers une destination inconnue. Moscou a vu dans ce coup de force dénoncé en Occident «le résultat logique d'une politique ratée», accompagnée d'»une ingérence étrangère d'ampleur», dans un pays où Russes, Turcs, Américains ou encore Saoudiens se disputent l'influence notamment sur les ports de la mer Rouge, stratégiques pour leurs flottes dans la région. La rue, elle, n'espère pas grand-chose des nouvelles autorités jusqu'ici incarnées par un seul homme, le général Burhane, qui a promis un gouvernement «compétent» pour bientôt mais dont le coup de force a suspendu de fait une transition inédite dans un pays resté sous la férule de l'armée quasiment en continu depuis son indépendance. Les Soudanais qui y campent veulent, disent-ils, «sauver» la «révolution» qui a renversé Béchir en 2019, au prix d'une répression qui avait fait plus de 250 morts. Depuis lundi, au moins quatre manifestants ont été tués par des balles «tirées par les forces armées» selon un syndicat de médecins pro-démocratie, et plus de 80 autres blessés, à Khartoum aux routes coupées par manifestants et forces de sécurité déployées avec leurs blindés sur les ponts et les grands axes. «La patrie l'emporte sur tout et en ce moment-même elle plonge dans le gouffre à cause des dirigeants: nous devons tous agir, sortir dans les rues est une obligation», lance un manifestant au milieu de colonnes de fumée noire de pneus brûlés. La transition démocratique promise en 2019, dont les Soudanais se targuaient dans un monde arabe où les révoltes pro-démocratie des dernières années ont peu à peu laissé la place aux islamistes ou à des contre-révolutions autoritaires, battait de l'aile depuis longtemps. Les militaire, jaloux de leurs acquis politiques et économiques, ne voulaient pas céder le terrain, accusent les pro-civils et les civils eux-mêmes n'en finissaient plus d'annoncer des scissions concurrentes, mettant un peu plus en péril les premières élections libres prévues fin 2023.