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«Il faut éclairer les zones d'ombre de la mémoire»
Tassadit Yacine, anthropologue, à L'Expression
Publié dans L'Expression le 29 - 01 - 2022

Comment introduire cette anthropologue et directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess) à Paris? Suffira-t-il de mentionner que Tassadit Yacine est HDR (habilitée à diriger des recherches) ou de mentionner qu'elle est membre du laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France? Ou encore auteure d'une quinzaine de livres? Elle est d'abord une intellectuelle infatigable, qui excelle dans l'art d'agiter les idées. Il faut avoir de l'audace intellectuelle pour oser s'aventurer dans les dédales d'une mémoire accidentée. Dans cet entretien, elle revient sur le colloque intitulé Oppositions intellectuelles à la colonisation et à la guerre d'Algérie, qu'elle a coorganisé avec l'historien, Tramor Quemeneur. Tassadit Yacine, nous éclaire un peu plus sur cet événement pour souligner sa dimension scientifique, historique, sociale et anthropologique.
L'Expression: Vous avez coorganisé avec l'historien, Tramor Quemeneur, le colloque Oppositions intellectuelles à la colonisation et à la guerre d'Algérie. Dites-nous un peu, comment s'est déroulé cet événement scientifique particulier. Il a fallu beaucoup d'efforts et d'énergie, y compris dans les conditions actuelles. Lesquelles?
Tassadit Yacine: D'abord les délais, il s'est préparé dans un délai record (et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle certains collègues n'ont pas pu nous rejoindre) et les soucis liés à la pandémie. Ensuite, deux personnes pour suivre 34 communicants, ce n'est pas une affaire simple. Je dis deux personnes à partir de juillet, date qui correspond à mon intégration dans l'organisation. Au départ, il faut reconnaître que Tramor Quemeneur était seul, face à cette immense responsabilité. Il faut lui en savoir gré. En ce qui me concerne, j'étais alors sur un autre dossier: réunir du matériel autour d'un disparu, Mohand Selhi, ami de Boumendjel enlevé, torturé puis assassiné en 1957. Je parle du suivi intellectuel. Au niveau technique, la logistique cela a été assuré par l'IMA et la BNF, Cécile Renault et Christine Igier ont joué un rôle formidable dans les liens entre les institutions et les différentes personnes. Enfin, comme cela vous a été dit, c'est un véritable défi que d'embrasser une temporalité aussi longue. C'est également un vrai risque que de réunir des communicants sur des périodes aussi éloignées les unes des autres et des thématiques aussi variées. Ce colloque a essayé d'éclairer la colonisation et la guerre sous des prismes différents pour montrer comment la guerre a mobilisé toute la société algérienne, a déteint sur une partie de la société française pour atteindre le monde en son entier. Les intellectuels, d'un côté et de l'autre, des créateurs (écrivains, cinéastes, peintres,) se sont dressés contre l'ordre colonial en utilisant chacun ses propres armes. L'écriture, la peinture, la poésie etc. Tout s'est très bien déroulé. Cette rencontre a été suivie par un public nombreux, chaleureux et assoiffé de connaissance. Ce qui est encourageant dans le climat actuel.
Si on vous demandait une appréciation des communications faites, lors de ce colloque, quel serait alors votre commentaire?
L'ensemble des communications ont été excellentes, comme je viens de le dire, et ont montré les conditions dans lesquelles cet engagement contre la colonisation et la guerre s'est produit, comme ce fut le cas dans l'univers des avocats ou de la ligue des droits de l'homme etc... D'autres ont porté sur des personnalités connues pour leur radicalité durant la guerre. Je ne vais pas citer tout le monde mais de nombreuses figures emblématiques comme Mauriac, Ricoeur, Kateb Yacine ou Mammeri etc. On a appris que dans l'oeuvre de Tocqueville, connu pour ses positions en faveur de la colonisation, il y avait pourtant des accents anticoloniaux très virulents et ça la majorité l'ignorait. Cela pose question. On a appris qu'Albert Camus est intervenu contre les condamnations à mort, il a fait de même auprès du général de Gaulle en faveur de Mouloud Mammeri (alors qu'ils étaient en désaccord sur la question de l'indépendance), pour l'exfiltrer d'Algérie en 1957, quand celui-ci était recherché par les parachutistes. Mammeri a prêté sa plume au FLN pour dénoncer la politique répressive de la France à l'ONU. Cela apporte donc des informations complémentaires mais n'enlève rien à la position de Camus contre l'indépendance. Il y a donc des formes d'engagement au pluriel; une guerre, c'est un véritable séisme qui fait bouger les structures sociales et idéologiques, car les fissures sont d'inégales grandeurs et cela a produit indubitablement des attitudes différentes chez les acteurs de cette guerre.
Vous venez de citer des noms, mais convenez-vous que la liste est loin d'être exhaustive?
Vous avez raison, la liste n'est certainement pas complète... Et dans un colloque, il est impossible de citer tout le monde. Je vais faire dans la provocation, je dirais qu'il y a surtout des femmes qui manquent: Simone Veil, (la philosophe) a écrit de très beaux textes contre le colonialisme qui, pour elle, est barbare. Elle compare d'ailleurs le colonialisme français au barbare romain, sans culture qui, à son tour, inflige à la civilisation grecque sa propre barbarie. Elle a écrit un très beau poème: qui s'appelle le poème de la force, où elle dénonce les rapports de force coloniaux. Elle a aussi montré l'utilité pour les peuples d'Afrique du Nord de conserver leur héritage culturel (contes, poésies) pour se préserver de la domination française aliénante et déculturante. Le fléau colonial est analysé à partir de l'exemple français en Afrique du Nord et en Asie. Regard comparatif qui l'a aidée à démonter les modes de domination de la colonisation. Elle méritait d'être dans notre colloque. Il en est de même de Madeleine Rébérioux, amie et collègue de Vidal Naquet, ou encore une grande personnalité comme celle de Rosa Luxembourg (J'aurais tant souhaité la présence de René Galissot pour en parler...). Pour revenir au terrain algérien, il faut ajouter Anna Gréki, Yamina Mechakra, même si elle a écrit après l'indépendance, mais le traumatisme dans son écriture puise ses origines dans la guerre. Je ne vous citerai pas les poétesses de l'Aurès, de Kabylie ou de l'Ouarsenis qui ont fait des poèmes sur la guerre, car notre peuple transmet son histoire dans sa langue. Car pour moi, ce sont des intellectuelles dans la mesure où leur discours porte sur la cité et la contestation de l'ordre social. En 2015, nous avons réuni pour un colloque sur 1871 un nombre de poèmes sur l'insurrection mais très peu de personnes sont au courant.
Là on n'est plus dans l'Histoire, mais dans la littérature. Vous ne faites pas une digression?
C'est vrai, si je vous ramène à la littérature et surtout à la littérature orale parce que c'est la forme originelle d'expression de ce pays. Quand on souffre et quand on a mal, on le dit dans sa langue. Amrouche disait: «Je ne sais pleurer qu'en kabyle.». Je suis encore dans le sujet, c'était juste pour dire que nos porteurs d'images, de son, de rêves qui sont venus parler de l'Algérie (Algériens ou non) sont aussi des acteurs à leur façon, des transmetteurs de mémoire, dont il ne faut pas négliger la portée. Voilà pourquoi je reviens sur l'art... L'art, c'est aussi la guerre, la colonisation mais dans une autre forme d'expression, c'est une douleur métaphorisée, qui ne se voit pas, ne s'entend pas mais se transmet par-delà l'ouïe ou la vue mais par les sens. Au-delà de tout discours, l'art va au but car, comme dirait Lévi Strauss à propos du mythe: «Il est beau et il touche.». C'est juste pour vous dire, que pour moi, qui ne suis pas historienne, il reste bien des pans de cette littérature (orale / écrite), ou, pour le dire dans un autre terme literacy (toutes sortes de documents qui concernent la guerre) manquent et cela ne me choque pas dans la mesure, (je reprends la formidable expression de Gilles Manceron à propos du rapport Stora), où nous faisons, y compris dans la recherche la politique «des petits pas». Que signifie cette expression? Elle est lourde de sens. Elle renvoie chacun à sa place. Celui qui fait des petits pas est dans une position dominée. Il fait avec ce qu'on veut bien lui donner. En kabyle on dit: «takutift deg aâdaw d atas», il faut mieux pincer un ennemi si tu ne peux faire plus. Tous les chercheurs algériens ou français confirmés ou non (étudiants) sont toujours réduits, y compris actuellement, à aller doucement, à ne pas faire de vagues, car on est dans une position illégitime. Nous avons travaillé avec les moyens du bord. Ce colloque est important sur le fond par sa qualité scientifique, mais par-delà, il vise à lever un tabou: celui de libérer symboliquement la question algérienne de toute entrave possible. Les descendants d'Algériens n'ont pas à vivre le contentieux algéro-français qui n'est pas le leur. Il faut les libérer de ce poids insupportable, insurmontable. Cette lutte qui n'est plus «consciente» (comme autrefois mais n'a pas complètement disparu), elle est inconsciente, elle traverse les générations.
Mais travailler sur la mémoire, sur la colonisation et la guerre est une entreprise passionnante, non?
On s'imagine souvent qu'il est aisé de travailler sur la colonisation et la guerre, c'est un leurre. Comme si avec la signature des accords d'Evian, tout est rentré dans l'ordre, la paix est instaurée une bonne fois pour toutes. Or la «guerre» des mémoires, la guerre des signes et des symboles est omniprésente. Rien n'est donné, tout est arraché de haute lutte. Je reviens sur le cas de Gisèle Halimi, véritable icône proposée pour être panthéonisée.
Ce formidable geste rencontre des résistances incroyables, parce qu'elle fut une figure importante dans la lutte pour l'indépendance. Entre nous soit dit, c'est à l'Algérie de la reconnaître. L'exemple de Gisèle Halimi illustre parfaitement les obstacles mis devant ce champ de recherches. Revenir sur Soustelle (soixante ans après l'indépendance) pour expliquer en fait qu'Aron (homme de droite, certes mais intelligent et courageux, favorable à l'indépendance de l'Algérie) aurait signé une pétition (omise dans ses mémoires), illustre bien ce que je viens de dire. Ceci dit, c'est pathétique, mais si je reviens dessus, c'est justement pour souligner que les résistances ont la peau dure et les gardiens du temple (du refus, du déni) sont toujours là. Le seul intérêt (s'il y en a un) était sans doute de comprendre les conditions dans lesquelles la radicalisation d'un personnage important de l'histoire de la colonisation s'est effectuée. Je sais que souvent, on pense en termes adhésion/rejet mais l'idée consiste à dépasser cette vision binaire et de comprendre les parcours et les formations politiques des acteurs de cette guerre, y compris celles de fascistes comme Soustelle, c'est évident. Il y a aussi de très grands militants en faveur de l'Algérie qui, au départ, en 1945, plaidèrent le contraire. L'objectif de la recherche historique demande cependant à étudier les trajectoires des acteurs dans un processus social et historique.
Il n'y a pas que lui?
Tout à fait. Il y a peut-être des gens qui n'ont pas apprécié le livre de Florence Beaugé sur le général Aussaresses, on peut le comprendre. Mais ce n'est pas une raison de le refuser. Mener l'enquête est indispensable et on ne doit pas confondre l'enquêteur avec son objet. Son témoignage a constitué un élément déterminant dans la recherche sur la torture en Algérie. Ce n'est pas le fait d'évoquer Aussaresses qui importe mais ce qu'en fait le chercheur? En France, il y a des chercheurs de gauche qui travaillent sur les derniers membres de l'OAS ou des communistes qui travaillent sur la grande bourgeoisie. Ce n'est pas antinomique, c'est faire avancer la connaissance même si elle ne va dans le sens de nos convictions.
D'aucuns s'interrogent et disent: «Pourquoi avoir alors donné la parole à Pervillé?»:
Excellente question! C'est difficile de ne pas être offusqué, horrifié, les mots ne peuvent pas traduire le ressenti, cela au niveau de la subjectivité et de la réaction immédiate. Cela me concerne personnellement, j'ai été socialisée dans cette guerre et cela a déterminé le sens de ma vie... Mais il faut à un moment donné essayer, quand on peut prendre du recul, de le faire, car c'est nécessaire à l'analyse. Mais cela concerne aussi mes collègues, ils sont encore plus engagés au niveau scientifique ils ont des convictions profondes, car ils ont été formés dans le combat anticolonialiste. L'Algérie a constitué un choc au point où beaucoup parmi eux lui ont consacré une vie entière (André Nouschi, Annie Rey, Gilbert Meynier, Bruno Etienne, etc). Je risque de choquer vos lecteurs, mais il y a des Français qui, à force de combattre la colonisation, «la France» comme on le dirait autrefois, se sont d'une certaine façon algérianisés. Ils ont épousé l'Algérie dans toutes ses aventures, les plus belles et les autres.
Pouvez-vous préciser?
Je veux dire qu'on peut interpréter cette question autrement, le climat actuel est clivé, car on essaie de réduire le champ des sciences sociales en général et, plus particulièrement ce qui touche à la colonisation, à l'islam, à l'arabe, au genre, il faut avoir à l'esprit que des tentatives de mettre fin à ce champ d'études existent. Je ne sais pas si le refus de cette contribution n'aurait pas fait plus de vagues que son acceptation. C'est aussi peut-être une façon de montrer à nos adversaires, malgré notre totale opposition à ce mode de pensée, l'attachement à la liberté d'expression, au dialogue s'impose. Je pense qu'il faut noter que c'est la seule communication sur 34... Elle est littéralement noyée par un véritable océan de papiers du courant inverse.
Ceci pour dire que la situation actuelle est délicate et qu'il y a une grande inconnue due à plusieurs facteurs et surtout au fait que les vieux militants et universitaires se retirent de la scène. Il est difficile par les temps qui courent de garantir une relève. Il y a de quoi s'inquiéter pour l'avenir (aussi bien de ce côté- ci de la Méditerranée que de l'autre), si des moyens à la fois politiques et économiques ne sont pas mis en place pour promouvoir la connaissance. Le problème de la recherche se pose en France, pour la France (enfants et petits-enfants français et descendants d'Algériens), mais il se pose également pour l'Algérie, Les deux devraient donc s'entraider pour faire la lumière sur ce moment de l'histoire «révolu» certes, mais néanmoins présent.


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