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«La question des archives est essentielle»
Tramor Quemeneur, historien, à L'Expression
Publié dans L'Expression le 21 - 02 - 2021

Entretien réalisé par Tassadit Yacine et Kamel Lakhdar Chaouche
Tramor Quemeneur, historien et spécialiste de la guerre d'Algérie, membre de l'équipe de l'Ihtp-Cnrs (Institut d'histoire du temps présent), sa thèse de doctorat, soutenue en 2007, est intitulée Une guerre sans
«non»? Insoumissions, refus d'obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d'Algérie, une première recherche fouillée sur les quelque 15 000 jeunes Français qui ont été insoumis, déserteurs ou objecteurs de conscience pendant la guerre d'Algérie. Il a dirigé le manuel 100 fiches d'histoire du XXe siècle (Bréal, 2004 et 2009) et a participé à plusieurs ouvrages collectifs, notamment La Justice en Algérie. 1830-1962 (La Documentation française, 2005), La Guerre d'Algérie: 1954-2004, la fin de l'amnésie (Robert Laffont, 2004), Hommes et femmes en guerre d'Algérie (Autrement, 2003) et Militaires et guérilla dans la guerre d'Algérie (Complexe, 2001). Aux éditions des Arènes, il a publié, avec Benjamin Stora, Algérie 1954-1962 et en 2011 avec Slimane Zeghidour L'Algérie en couleurs: 1954-1962, photographies d'appelés pendant la guerre.
L'Expression: Le quotidien L'Expression donne la possibilité aux artistes et intellectuels de s'exprimer sur le Rapport de Benjamin Stora et bien au-delà. Pensez-vous que ce rapport puisse constituer un pas en avant pour des raisons diverses, malgré toutes les critiques et les points d'ombre qu'il peut soulever?
Tramor Quemeneur: Déjà, le premier mérite du «Rapport Stora» est de donner l'occasion de débattre sur la guerre d'indépendance et sur la colonisation française! Mais il ne faudrait pas s'en tenir uniquement à un aspect critique: il ouvre des portes sur une véritable reconnaissance des faits, d'un point de vue historique, mais aussi social. Il est évident qu'il va permettre d'ouvrir de nouveaux chantiers de la recherche, je l'espère dans une perspective franco-algérienne. C'est un socle sur lequel il faut s'appuyer pour travailler sur les zones d'ombre qui existent encore dans notre histoire commune, sur toute la période de la colonisation. C'est ce que met bien en évidence le rapport: il ne faut pas simplement s'en tenir à la guerre d'indépendance, mais à l'histoire sur la longue durée.
Les violentes critiques contre ce rapport n'ont jamais discuté des inventaires bibliographiques proposés et des inventaires de sources d'archives déposés...
Beaucoup de travail a déjà été réalisé par les historiens, depuis Charles-Robert Ageron et Mahfoud Kaddache, et même avant. Le terrain est déjà bien balisé, c'est une évidence. Mais aujourd'hui, sur les réseaux sociaux, certains font croire que rien n'a été écrit, que rien n'est fait, et réinventent toute l'Histoire. C'est désolant, mais c'est surtout grave quand cela sert des intérêts politiques extrémistes. Or, comme l'a par exemple souligné Ibn Khaldoun, l'histoire «consiste à méditer, à s'efforcer d'accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des événements».
Pour y parvenir, la question des archives est essentielle. Les chercheurs des deux rives de la Méditerranée doivent pouvoir y accéder, le plus largement possible, afin d'écrire une histoire la plus objective possible. Les Algériens doivent continuer à accéder aux archives françaises. Et inversement. Si les Archives nationales d'outre-mer (Anom) à Aix-en-Provence sont ouvertes, il n'en est pas de même pour les archives militaires françaises qui se sont refermées pour tout le monde. Cela fait suite à l'Instruction gouvernementale interministérielle n°1300, passée sous la présidence Sarkozy, qui bloque l'accès aux archives classées «Secret / Défense». Mais permettez-moi de signaler que nous ne pouvons plus continuer à écrire l'histoire franco-algérienne en ne nous basant que sur les archives de la puissance coloniale: il faut que les archives algériennes soient de ce fait également accessibles.
Vous êtes historien et spécialiste de la guerre d'Algérie. Quelles perspectives peut-on espérer pour les Algériens, les descendants de l'immigration algérienne et les Français?
Le Rapport Stora va permettre, j'espère, d'ouvrir des chantiers qui auront des conséquences sociales et mémorielles pour les différentes catégories de personnes. Il en est ainsi pour les Algériens, avec par exemple un travail sur les conséquences des essais nucléaires dans le Sahara ou encore concernant les mines. Sur ce dernier point, des avancées ont déjà été faites depuis 2008. N'oublions pas non plus la reconnaissance de l'assassinat d'Ali Boumendjel, ce qui permettrait de poursuivre le travail entamé avec la reconnaissance en 2018 par le président Macron de l'assassinat de Maurice Audin, le militant anticolonialiste algérien.
Pour les descendants de l'immigration algérienne en France, et plus largement les jeunes de France, une meilleure prise en compte de l'histoire coloniale dans les programmes scolaires est importante.
Des avancées ont déjà été réalisées, mais il faut continuer. Plus largement, pour les Français (mais aussi pour les Algériens), la relance du Musée d'histoire de la France et de l'Algérie, qui devait s'ouvrir en 2012 à Montpellier, serait une très bonne chose.
Enfin, la création de la commission «Vérité et réconciliation» serait une décision riche de sens, qui permettrait à ce qu'Algériens et Français travaillent ensemble pour établir les faits, la vérité, et aller dans le sens d'une réconciliation. La question des disparus me paraît dans ce sens un des points fondamentaux, car elle laisse les familles dans un deuil impossible. Il faut enfin dire les faits pour que le deuil puisse se faire dans les familles, et aller progressivement dans le sens d'un apaisement.
Le travail de cette commission doit de ce point de vue concerner tous les groupes «porteurs de mémoire»: combattants français et algériens, population algérienne en Algérie et en France, pieds-noirs, juifs d'Algérie, harkis, militants anticolonialistes (les réfractaires et les «porteurs de valises»...).
Comment concevez-vous les relations franco-algériennes?
Nos deux peuples sont intimement liés depuis le début de la période coloniale, mais également depuis bien avant, avec les périodes de tensions et de violence, mais aussi avec des moments d'entente très forts et des amitiés puissantes.
La violence de la guerre de décolonisation ne doit pas occulter tout le reste. De plus, les relations ont continué à rester très fortes, avec l'immigration algérienne en France, dont les générations suivantes continuent à porter cette mémoire.
Heureusement, même dans les périodes les plus dures, certains ont continué à porter haut les couleurs de l'amitié entre nos deux peuples.
Il en est ainsi des réfractaires, ces jeunes soldats français qui ont refusé de participer à la guerre en Algérie en écrivant au président de la République pour lui exprimer leur refus au nom de l'amitié entre les peuples algérien et français. C'est ce qui ressort par exemple de la lettre d'Alban Liechti qui a écrit au président le 3 juillet 1956 et qui a subi pour cela 4 années de prison en plus de ses deux années sous les drapeaux, qu'il a effectuées sans mettre de balle dans son arme pour ne pas avoir à tuer d'Algérien. 12 000 jeunes Français ont fait comme lui. Ce n'est pas anodin.
Pensez-vous que les volontés politiques de Paris et d'Alger sont optimales et performantes? D'après vous sont-elles prêtes à évoluer sur des terrains constructifs pour l'aboutissement d'une réconciliation des mémoires entre les deux rives de la Méditerranée?
Oui, je pense que nous sommes dans un moment favorable pour une réconciliation. Il ne faut pas s'arrêter aux critiques que l'on entend çà et là. Il y aura toujours des personnes à vouloir entraver le processus, mais il ne faut pas s'y arrêter, sinon l'histoire continuera à bégayer.
Il peut, bien entendu, y avoir des critiques positives, qui soulignent les manques, qui demandent à aller plus loin: en France, c'est notamment le cas pour les descendants de harkis. Si la commission «Vérité et réconciliation» se met en place, ce sera justement une pierre importante pour permettre d'aller plus loin et poursuivre le travail. Si d'une manière générale, je suis pessimiste sur l'époque que nous vivons avec toutes les difficultés que nous traversons, je reste résolument optimiste sur les réalisations auxquelles nous pouvons aboutir en nous en donnant les moyens.
Nos deux peuples méritent bien que nous traitions ces mémoires douloureuses pour mieux nous projeter vers un avenir apaisé, serein.


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