200.000 Arabes et musulmans vivent au Danemark et se plient aux lois de la monarchie. La rue commerçante de Storgët, située entre l'hôtel Absalon, les jardins du Tivoli et la chaîne de cinémas et de restaurants, est la rue piétonne la plus longue du monde. Le style hétéroclite des lieux, qui va du baroque au moderne, donne un charme particulier à Storgët. Des plus petits magasins aux plus luxueuses boutiques, tout vous est offert à des prix variés. A vous de savoir négocier. Les allées sont animées et une ambiance joviale d'un début d'été prometteur caractérise les passants. Cependant, aujourd'hui, notre objectif est de faire un tour à la salle de prière de la communauté islamique de la rue Dorthéa, au nord-ouest de Copenhague. Petite salle de prière aménagée dans une vieille bâtisse, car il n'y a pas de mosquée proprement dite à Copenhague, c'était elle qui avait capté tous les regards lors de la longue protestation anti-caricatures publiées par le Jyllands-Posten, et jugées diffamatoires par la communauté musulmane, et son imam, cheikh Abu Laban, maître des lieux incontesté, était devenu l'imam le plus controversé du pays, et accusé d'être à l'origine de cette situation. Ingrid et Anneke restent dans la voiture: la présence de deux femmes eut certainement vite fait d'indisposer les fidèles de la «mosquée». Kristian me conduit jusqu'à la bâtisse. C'est le vendredi, et on espère, trouver, réunis ici des Algériens. Je «cible» un, dont le profil est caractéristique des Algériens. Bien, je ne m'étais pas trompé: «Je suis natif d'Alger, cela fait une quinzaine d'années que je me suis établi à Copenhague. Ma femme est Danoise et mes deux enfants portent des noms musulmans. Hormis la parenthèse des caricatures, vivre à Copenhague, ou n'importe où au Danemark, est plutôt rassurant. On ne fait pas ici vraiment des efforts pour promouvoir l'Islam, mais il faut être juste et dire qu'on ne vous fait aucun obstacle, non plus. Vous êtes libres ici de prier tant que vous voulez, sans toutefois écorner la liberté des autres, qui est ici élevée au rang du sacré.» Au pays de la caricature Nous nous taisons un moment. Mon interlocuteur donne tous les signes d'un bon émigré, intégré et respectueux des valeurs de son pays hôte, qui ne veut pas d'histoire ni ne cherche à en dire plus. il semble comprendre ce souci: «Ecoutez, il faut être positif, non? Nous sommes établis dans un pays qui ne nous a pas fermé les portes au nez. Nous sommes ici, dans tout le Danemark, quelque 2000 Algériens dûment établis. En règle générale, nous sommes venus si loin pour chercher du travail et une vie décente. C'est chose faite. Nous n'avons pas à nous imposer ni à être chicaneurs. Nous faisons notre prière et nous observons nos rituels, et personne ne nous a jamais rien dit...» M. A. est moins conciliant: «Le Danemark est le seul pays que je connaisse qui ne possède pas de mosquée. Tout ce que tu verras, ce sont des ´´moussalaate´´, des salles aménagées en lieux de prière, aux frais des fidèles. Pour se marier avec une musulmane, il faut aller en Suède, ou encore en Norvège, car ici l'administration ne permet pas de mariage intercommunautaire, surtout pas entre musulmans, pour maintenir la démographie locale en l'état. Plus grave encore, jusqu'à avril 2006, les musulmans n'avaient pas de cimetière à eux. Ils enterraient leurs morts dans des parties séparées situées à la limite des cimetières danois. Voilà ce que c'est que le Danemark...» En fait, le gouvernement danois ne tolère pas que prolifèrent sur son sol les petits mouvements religieux contestataires, à leur tête l'islamisme. 200.000 Arabes et musulmans vivent au Danemark (dont 2000 Algériens) et se plient aux lois de la monarchie. Indépendant dès le XIIIe siècle, le Danemark tient à sa liberté plus que tout. L'Islam est la deuxième religion dans le pays après l'Eglise évangélique luthérienne, et les musulmans représentent 3% de la population danoise, estimée au début de l'année à 5.427.459 habitants. Des associations islamiques essayent de formuler leurs doléances sans bousculer les autorités. C'est le cas de la Fondation islamique danoise pour les enterrements, dirigée par Kassem Saïd Ahmed, dont la ténacité avait abouti à la concession d'un cimetière pour les musulmans, en avril 2006. «C'est une chose très positive. C'est un signe de tolérance et d'ouverture de la part du gouvernement Rasmussen», jubile Kassem Saïd, «et cela montre une autre image que celle présentée par Jyllands-Posten». Le gouvernement danois a donné, en avril, son feu vert à l'établissement d'un cimetière musulman à Broendby, au sud de Copenhague, sur un terrain de 50.000 mètres carrés, et la première mise en terre pourra avoir lieu au début de cet été, selon la Fondation islamique danoise. La politique intérieure du Danemark repose sur le respect des libertés. Tous les partis politiques qui obtiennent au moins 2% des voix sont représentés au Folketing, le Parlement danois. Le parti libéral auquel se rattache l'actuel chef du gouvernement, Andress Fogh Rasmussen, est le parti fort actuellement. Viennent ensuite le Parti social démocrate et le Dansk Folkeparti qui se situe à l'extrême droite. La politique extérieure consiste plutôt à partager les points de vue des Etats-Unis, que le gouvernement soit démocrate ou républicain. D'où l'envoi de troupes (en fait, moins de 400 soldats) danoises en Irak. Mais cette tendance politique connaît de plus en plus de protestations à l'intérieur du Folketing. Le Danemark, comme les Etats-Unis, tient à sa place de pays isolé, automne et original. L'économie de marché a permis aux Danois d'avoir un niveau de vie élevé, la couronne danoise appelée krone, étant stable car liée à l'euro (1 euro = 7,42 DKK). Cependant, le Danemark ne participe pas à l'euro car les Danois ont rejeté cette proposition par référendum en septembre 2000. Avec le Royaume-Uni, c'est le seul Etat de l'Union européenne à avoir signé avec les autres Etats membres une clause d'opting-out en matière de monnaie unique, ce qui lui permettra, le cas échéant, de rester indéfiniment en dehors de la zone euro. «At have det hyggeligt» Si le Danemark est, donc, aussi débonnaire et libéral, qu'est-ce qui a alimenté toute la colère du vaste monde arabo-musulman contre lui? Kristian, mon hôte et mon guide danois, esprit libertaire et agnostique, précise: «L'affaire des caricatures est ridicule, bête, et je n'aurai pas donné un krone pour les voir. Les musulmans ont réagi avec la rigidité qu'il ne fallait pas face à des dessins grossiers, mal faits et sans originalité. Maintenant, il faut savoir que les caricatures font partie du quotidien danois. On rit de tout, et on caricature tout le monde. Les parlementaires, les ministres, les joueurs de football et même Jésus passent par le crayon, et on en rit. C'est une culture. Si ce n'est pas bon, personne ne s'en souviendra le lendemain. Grâce à vous, les douze caricatures du Jyllands-Posten sont entrées dans la postérité...Vous pensez que le Danemark est dominé par l'Eglise luthérienne? C'est faux ! La religion n'a pas changé les moeurs païennes des scandinaves. C'est un peuple libre, libéral et libertin, jouisseur aussi. Sur les douze mois de l'année, nous avons huit ou neuf mois de pluie, de froid et on ne quitte la maison que rarement. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse alors? On en rit. Nous avons les femmes et l'alcool pour tourner le dos au monde et oublier, et c'est pour cela qu'on aime et respecte les femmes et l'alcool. Après cela, il n'y a pas de quoi faire de la vie un drame...» L'hôtel Ibis Triton confirme le propos de Kristian. Situé au coeur de Copenhague, il permet de se retrouver vite aux Jardins du Tivoli, et loin des discussions spécieuses d'universitaires ou des polémiques tendues d'académiciens, on peut évaluer la véritable importance du «hygge» chez Anneke. Grande, aux formes felliniennes très très généreuses, elle explique: «La recherche d'une ambiance ´´hygge´´ est primordiale chez nous. Cela fait partie de la mentalité danoise. Le ´´hygge´´ est l'art de créer de l'ambiance sympa, c'est l'art de créer l'intimité, c'est l'art de contribuer à former un climat de détente et de bien-être, de gaieté et de satisfaction. C'est tout cela, le ´´hygge´´. Si toi tu n'as pas été un ´´hyggelig fyr´´, on ne t'aurait pas adopté. Le ´´hygge´´ c'est le nirvana social, version danoise...» Voilà peut-être la clé de la vie: comment arriver à vivre dans le «hygge»? Parfois, il suffit d'un bon cornet de bonbons, un bon film à la télé, une cassette vidéo, une bonne compagnie, et le «hygge» est vite créé. D'où, peut-être, la place qu'occupe la bougie dans les foyers copenhaguois. On en trouve partout, sur la table, sur la cheminée, dans les chambres, dans les tiroirs. La nuit, c'est le règne de la bougie à Copenhague. Pourquoi? Pour le «hygge», encore et encore. La lueur des bougies adoucit les moeurs, calme les tensions, décontracte, décrispe et détend. Anneke m'a appris tout cela. En jouant aussi, et souvent, de l'harmonica. Ainsi, pensait-elle, elle créait l'harmonie. Moi, je m'appliquais à concrétiser la seconde moitié du mot. Quand on pense que pendant deux longs mois, le Danemark a sombré dans l'hystérie qui a secoué le monde musulman, choqué, indigné, par l'affaire des douze caricatures, on reste perplexe. Le pays n'a pas vocation de porter la croix de l'Eglise et de faire la croisade contre les nouveaux Sarrazins. C'est juste un pays qui vit, qui veut vivre bien, à l'aise, à l'abri du dénuement. Chaque Danois possède son portable, son micro-ordinateur pour surfer sur les sites Internet, sa télé, son salaire et sa maison. Avec les meilleures universités européennes, des recherches scientifiques poussées à leur terme, un travail accompli avec la touche délicate d'une brodeuse, les jeunes aspirent à une vie meilleure, à un bon temps, lorsque le temps le permet. Car le temps ne permet pas souvent aux hommes de connaître ni de vivre toujours le «hygge». Surtout pas à un pauvre saltimbanque de l'hémisphère sud qui, jusque-là, pensait que la bougie servait uniquement à éclairer lorsque les PTT tardaient à réparer un fil électrique abîmé. Désormais (il faut rester humble, n'est-ce pas?) la bougie aura une autre connotation et véhiculera dans mon esprit une autre imagerie mentale. C'est tout le bonheur d'être allé au pays du «hygge».