Il est spécialiste des questions culturelles internationales en Méditerranée. Thierry Fabre, essayiste, est rédacteur en chef de la revue La pensée de Midi, et concepteur des rencontres d'Averroès à Marseille. Il a organisé de nombreuses manifestations et publié plusieurs articles et ouvrages sur ce thème, notamment La Méditerranée entre la raison et la foi, (Acte Sud/Babel, 1998). Il a notamment publié Le noir et le bleu, (Librio, 1998) Traversées (Acte Sud, 2001, Grand prix littéraire de Provence) et Les représentations de la Méditerranée (Maisonneuve et Larose, 2000). Il dirige actuellement le programme «Représentations de la Méditerranée», à la Maison méditerranéenne des sciences de l'homme. Il a pris part récemment aux rencontres d'Ibn Rochd qui se sont tenues à Alger du 13 au 18 juin dernier. Il nous parle de son expérience et sa vision de vivre ensemble. L'Expression: Pourriez-vous parler d'abord des rencontres d'Averroès de Marseille, dont vous êtes le principal initiateur, à la suite desquelles ont été impulsées les rencontres d'Ibn Rochd d'Alger? Thierry Fabre: Je ne sais pas si elles les ont impulsées, disons qu'elles les ont précédées. Les rencontres d'Averroès existent à Marseille depuis 12 ans, soit depuis 1994. Elle étaient sous-titrées: «Pensées de la Méditerranée des deux rives». Ça a existé du point de vue débat d'idées à Marseille intellectuellement mais pas du point de vue des lieux. Après discussions, quand les rencontres d'Ibn Rochd sont nées, j'étais extrêmement heureux qu'il y ait ce genre de passage du témoin. Ce sont des rencontres, faut-il le noter, pensées, réfléchies, construites et imaginées à partir d'Alger et pas à partir de Marseille. Dans votre intervention, vous avez parlé du devenir autre et du devenir soi-même ; vous-même en tant que Français, comment évaluez-vous la violence qui sévit ou a sévi dans certains quartiers de France, l'hiver dernier, partant de cette analyse que vous avez faite? Je ne stigmatiserai pas la violence uniquement fondée sur des appartenances ethniques ou religieuses. Je crois que c'est une impasse qui a été faite. Je suis en désaccord profond avec les propos qui ont été tenus par rapport à ce sujet, notamment, par Alain Finkelkraut, un philosophe qui a parlé justement des origines ethniques et religieuses de ces violences urbaines. Il y a des insurrections urbaines qui ont eu lieu en France et continuent à avoir lieu ici ou là ; elles sont liées, me semble-t-il, avant toute chose à des phénomènes de marginalisation sociale et politiques, ce qu'une réalisatrice a appelé le plafond vert. Ce qui fait qu'il est impossible de trouver un espace de reconnaissance et de travail, tout simplement. A cela s'ajoutent effectivement des questions culturelles qui sont là. A mon sens, il ne sont pas premières. C'est avant tout une question qui est sociale et politique. Je crois que si on avait pris à bras le corps la discrimination liée effectivement aux origines on aurait crée des conditions d'un meilleur accès au marché du travail ou à des situations de logement ou de refus de la marginalisation ou un refus de l'enclavement. Des sociologues ont étudié le phénomène d'enclavement urbain qui fait que ces banlieues sont très peu mobiles ; les gens sont fixés dans ces lieux et cela crée une très grande tension. Vous voyez qu'on est loin des catégories d'analyse ethnique ou religieuse. A cet égard, moi qui vit à Marseille, une ville multiple, je ne sais pas si on peut dire cosmopolite, mais en tout cas multiple, il y a de la violence urbaine. Mais il n'y a pas eu ces insurrections, tout simplement par ce qu'existe l'appartenance à une cité, donc à un monde commun, alors que dans les banlieues, il y a une coupure, une séparation. A Marseille, par contre, la communauté partage cette idée d'appartenance à la cité phocéenne. Regardez ces Arabes ou ces Comoriens de Marseille qui se caractérisent par un accent marseillais extrêmement fort. Justement, me semble-t-il, c'est pour dire: He ho! je suis Marseillais. Malgré les origines... Ce n'est pas malgré les origines. Marseille a été constituée principalement par des populations venues d'ailleurs. C'est comme cela que la cité s'est enrichie. Maintenant, il faut trouver les termes d'un commun vivre ensemble et cela suppose s'apprivoiser, se respecter de part et d'autre. Vous avez parlé aussi du devenir partagé. Comment ce dernier pourra-t-il régner en France notamment, et dans le monde? Le monde commun, ce devenir partagé, je le vois justement à travers la conjonction des deux rives de la Méditerranée. Aussi, à partir d'une reconnaissance de cette pluralité des cultures qui nous a faits, à partir du moment ou on s'inscrit dans ces héritages multiples et ces généalogies diverses que l'on reconfigure, on est dans une vision du monde qui n'est pas étriquée, qui n'est pas exclusive, qui n'a pas peur de l'autre mais qui prend en compte le fait que depuis très longtemps, cet autre fait partie de nous et n'a pas cessé d'échanger des valeurs, des idées, et de ce point de vue là, je crois à un possible style de vie méditerranéen qui se distinguerait fortement de l'American way of life. Dernière question: Vivre ensemble, utopie ou réalité? Une utopie concrète et puis une utopie qu'il s'agit sans arrêt d'inventer et de réinventer. On l'invente par des mots, par des idées, des textes et des actes. Il me semble que l'expression «Rencontres d'Ibn Rochd», aujourd'hui à Alger, est une magistrale expression qui traduit une capacité de dialogue avec ces autres qui sont dans le monde méditerranéen avec la présence de gens venant d'Egypte, de Grèce, de Turquie, etc. C'est une façon de partager et de créer des conditions d'un monde de signification commune...C'est comme ça qu'on dessine un projet d'avenir. La Méditerranée ne se conjugue pas seulement au passé, c'est un projet d'avenir.