Personne de sensé ne peut refuser le principe du dialogue autour de la Méditerranée pour notamment établir une Cité juste. Y a t-il encore une chance de construire une Méditerranée du vivre-ensemble et du codéveloppement, à l'opposé de celle des fractures, de l'hégémonie et des agressions? Ce jeudi 29 janvier est à Alger Thierry Fabre, intellectuel français engagé auprès des causes justes, écrivain et essayiste, rédacteur en chef de la revue La pensée de midi. Il présentera sa démarche originale qui tente de porter un autre regard sur la Méditerranée et de faire découvrir un nouveau «savoir...vivre méditerranéen»: Comment découvrir autrement la Méditerranée du XXIe siècle et résister au nihilisme qui assombrit notre époque? Tenter, comme nous le pensons avec Thierry Fabre, entre autres, de définir une autre relation au temps, à l'exact opposé du stress qui caractérise le monde contemporain, renouer avec l'intensité de vivre en surmontant l'expérience de la violence aveugle, établir un rapprochement entre connaissance rationnelle et connaissance visionnaire, à partir du monde de l'imagination créatrice, rechercher un autre équilibre, un autre monde possible à partir de limites tracées à l'univers de la marchandise, trouver un accord entre les cultures qui composent le monde méditerranéen. Après la tragédie de Ghaza, ce défi est encore plus grand. Pour justement mettre fin aux agressions, il est impérieux de mettre l'accent sur le savoir. L'ignorance est souvent la cause des problèmes et confusions. C'est dans les moments difficiles qu'il faut garder le cap sur l'avenir. Carrefour intellectuel Thierry Fabre est le concepteur des Rencontres d'Averroès à Marseille qui ont fêté cette année leur quinzième anniversaire sur le thème d'actualité Islam- Occident. Ces rencontres se veulent le premier carrefour intellectuel méditerranéen en France et permettent de confronter et d'éclairer le regard et la pensée en Méditerranée en montrant les points de convergence des cultures, loin de la théorie du «Choc des civilisations». Les Rencontres d'Averroès rassemblent chaque année autour de trois tables rondes plus de trois mille personnes. Il est donc également rédacteur en chef de la revue La pensée de midi. Chercheur, coordinateur scientifique du réseau d'excellence Ramsès2 et responsable du pôle Euromed à la Maison méditerranéenne des sciences de l'homme d'Aix-en-Provence. Editeur enfin, il dirige les passionnantes collections «Bleu» et «Etudes méditerranéennes» aux éditions Actes Sud. En coédition avec les éditions Barzakh, trois titres communs sont parus en 2008: - Jacques Derrida à Alger, qui regroupe les actes du colloque tenu à Alger en novembre 2006 - L'image de la femme au Maghreb et - La puissance maternelle en Méditerranée. Thierry Fabre est l'auteur de deux essais en forme de méditation intellectuelle qui ont pour point de départ la Méditerranée, Traversées (Actes-Sud, 2001, Grand prix littéraire de Provence) et Eloge de la pensée de midi (Actes-Sud, 2007). Personne de sensé ne peut refuser le principe du dialogue autour de la Méditerranée pour notamment établir une Cité juste. C'est une aspiration des peuples. Le contexte de la mondialisation, avec ses menaces et ses incertitudes, porte les chances d'un monde commun, en particulier autour de la Méditerranée. Il n'y a pas d'autre voie, à moins de ne vouloir que l'isolement et l'affrontement. La recherche d'un nouvel ordre régional et international moins inégalitaire et d'une nouvelle civilisation, qui nous fait défaut, exige un diagnostic sans complaisance et une vision d'avenir. Les conditions pour ouvrir de nouvelles perspectives ne sont pas données d'avance. Raison de plus pour oeuvrer ensemble, en tenant compte des acquis et des échecs des expériences en ce domaine, afin de ne pas accentuer davantage les doutes et les écarts. Les intellectuels comme Thierry Fabre, qui a été aussi un proche de Jacques Berque, reposent les questions au sujet des relations entre les peuples de la région. D'autant que la situation reste préoccupante. On doit se rencontrer, débattre dans la franchise pour faire face, de manière cohérente, aux défis communs. Au Sud, malgré l'hétérogénéité des pays arabes, leurs atouts et leurs efforts de modernisation, sept points au moins sont des problèmes à solutionner: 1-Le niveau de développement est en asymétrie flagrante avec celui des pays européens. 2-La faiblesse de la démocratie, de la bonne gouvernance crée des paralysies et des déperditions. 3-Les insuffisances en matière de coopération et d'intégration Sud-Sud fragilisent les fondements. 4-Les sources des revenus sont surtout liées aux richesses du sous-sol, ou dépendantes de facteurs aléatoires. 5-L'analphabétisme, la crise des systèmes éducatifs et la démographie non maîtrisée posent des problèmes de fond. 6-La fuite des cerveaux, l'immigration clandestine et l'exode rural accentuent la paupérisation et la déliaison sociale. 7-Les faiblesses des rapports entre l'Etat et la société suscitent des réactions négatives. D'un côté, repli et passéisme, et d'un autre côté, imitation aveugle et aliénante face au modèle occidental en crise. Au Nord, le diagnostic tout autant est marqué par sept autres signes contradictoires: 1-Affaiblissement des aides en direction du Sud, moins de 0,2% des budgets, et investissements de moins de 2% par rapport au volume global. Trois fois moins que les promesses, dix fois moins que ce qui est souhaitable. 2-Politique de discrimination vis-à-vis des populations originaires du Sud, des quartiers défavorisés et d'exclusion des nouveaux migrants. 3-Islamophobie, marquée par des débordements de la xénophobie et des délires médiatiques qui amplifient les dérives de groupes extrémistes et les contradictions des systèmes du Sud. 4- Complicité et politique du deux poids, deux mesures au sujet de conflits majeurs, comme le drame palestinien. La tragédie de Ghaza en est le signe. 5-Sur le plan historique, refus de reconnaître les faits et les méfaits de l'histoire de la colonisation européenne, notamment de peuplement. 6-Mesures excessivement restrictives en matière de mobilité et de circulation des personnes. 7-Contradictions du système dominant, fondé sur le triptyque: laïcisme outrancier, scientisme déshumanisant, et capitalisme sauvage, qui s'éprouvent en impasses. La question palestinienne Aujourd'hui que les principes de centralité et la dimension stratégique de la Méditerranée sont reposés, ou remis en cause, on ne peut pas se limiter à des projets techniques, comme ceux sélectionnés par l'Union européenne, qui semble ramener l'idéal aux thèmes de la dépollution de la mer et aux autoroutes. Malgré l'intérêt de ces secteurs, cela est significatif de la persistance de l'unilatéralisme. Le projet Union pour la Méditerranée semble mort-né. Ce qui manque c'est un partenariat entre l'Union européenne et le Monde arabe. Le dialogue euro-arabe, mis en oeuvre un certain temps, a été oublié. La cohérence et la visibilité d'une «Union euro-arabe» auraient été bien plus grandes que celle proposée en juillet 2007. Il n'y aurait eu aucune appréhension, ni celle au sujet de la normalisation prématurée avec Israël qui colonise, réprime et pratique la violence aveugle, ni celle qui vise à dévier l'adhésion de la Turquie à l'UE, ni enfin celle qui vise à un redéploiement en une région géostratégique au profit des intérêts sécuritaires et économiques d'une seule partie. Ainsi, le concept de Monde arabe, tout comme celui de Maghreb, arrimés à la Méditerranée, auxquels nous tenons, sont évacués. Nous ne sommes pas opposés à une approche globale, mais à condition que la question palestinienne soit justement réglée, que l'UE mette en place en concertation étroite un vrai processus de partenariat, de négociations et de règlement des conflits et étudier la proposition de paix, soumise depuis le Sommet arabe de Beyrouth de 2002, fondé sur le principe de la normalisation en échange des territoires occupés en 1967. Dans tous les cas de figure, en Méditerranée la priorité doit être donnée à la démocratisation et à l'humanisation des rapports Nord-Sud pour répondre aux exigences du vivre-ensemble. L'histoire des deux rives est à un tournant décisif. Ghaza est venue rappeler que l'injustice est la cause principale des problèmes, que les peuples ne sont pas dupes et que le sionisme est l'obstacle pour édifier une Méditerranée de la paix et de la civilisation. Dans l'attente, avec des intellectuels objectifs comme Thierry Fabre, le débat est ouvert pour tenter de dessiner une autre Méditerranée avec la vigilance requise. (*) Professeur en relations internationales www.mustapha-cherif.net