L'Expression: Qui dit Kateb Yacine dit Nedjma, pourquoi d'après vous ce roman est, de l'avis de la majorité écrasante des hommes de lettres algériens, le meilleur produit de la littérature algérienne? Yacine Hebbache: Laissez-moi vous dire tout d'abord que l'ensemble de l'oeuvre de Kateb Yacine occupe une place favorisée dans notre littérature. Son roman «Nedjma»» est explosif, fort et fascinant. Selon les critiques les plus avertis, il est l'ouvrage fondamental de toute la production katebienne. À propos de ce roman, Tahar Djaout a dit qu' «il est le texte fondamental de la littérature algérienne de langue française». C'est vrai. Il y a dans ce roman quelque chose d'extraordinaire, de sublime et d'énigmatique qui place son auteur au panthéon de la littérature universelle moderne. Le style d'écriture, la structure du texte, la beauté de la prose, le contexte historique de son élaboration ont fait de ce roman un chef-d'oeuvre inclassable, indépassable même. «Nedjma» est un roman «difficile», une partie des lecteurs n'hésite pas à interrompre sa lecture après quelques pages, pourquoi d'après vous? Il faut essayer toujours d'effacer de l'imaginaire du public cette idée tenace d'inaccessibilité et de difficulté collées à l'oeuvre katebienne. Je crois qu'il faut multiplier les analyses qui tendent à rendre accessible cette oeuvre afin d'attirer le lecteur et de créer en lui une sorte de curiosité à découvrir les multiples beautés et les valeurs littéraires inestimables de ce chef-d'oeuvre. Je reste convaincu qu'une fois découvertes par le lecteur, les beautés et les valeurs de Nedjma vont le fasciner et l'inciter à découvrir celles de «Le Polygone étoilé», «Le Cercle des représailles», «L'oeuvre en fragments», etc. «Nedjma», du point de vue thématique et esthétique, est une oeuvre monumentale. Pouvez-vous revenir un peu sur la trame de ce chef-d'oeuvre? Personnage principal du roman, Nedjma est une belle femme. Remarquable par sa beauté physique flamboyante, désirable, elle est aussi mystérieuse. Son origine mixte, de père «keblouti» et de mère juive française, complique davantage la trame du roman. Objet d'une séduction dangereuse, elle alimente les passions comme elle attise les plus violentes jalousies. Ses amoureux au nombre de quatre sont en quête amoureuse aussi vaine que meurtrière. La quête identitaire, la recherche des racines enfouies est une autre quête dans laquelle les prétendants amoureux sont inéluctablement entraïnés. C'est cette double quête de la femme énigmatique et inaccessible, symbole de l'identité bafouée, et des valeurs ancestrales, qui fait la puissance de ce roman. Après «Nedjma», y a-t-il eu d'autres romans algériens écrits dans le même esprit et avec un style qui se rapproche un tant soit peu de ce chef-d'oeuvre? Il est difficile, voire impossible même de trouver dans le paysage littéraire national, et même mondial, une oeuvre comparable à «Nedjma». J'ai déjà dit que cette oeuvre est inclassable, de même qu'elle est indépassable. Son style d'écriture est inimitable, sa trame déroutante. Oui, beaucoup d'autres écrivains algériens ont écrit des chefs-d'oeuvre littéraires, mais chacun dans son style qui lui est propre. Les Mammeri, Dib, Feraoun, Mimouni, Djaout, Djebar, Belamri, ont sculpté des romans majeurs, peut-être dans le même esprit, mais dans un style différent de celui de Nedjma. Nedjma reste cette étoile non pareille qui brille et brillera pour toujours, dans le ciel de notre littérature. Pour écrire ce roman, Kateb Yacine a été énormément marqué et inspiré par Faulkner, n'est-ce pas? Oui. Faulkner qui est l'un des écrivains les plus marquants de son époque, est une des influences littéraires majeures sur Kateb Yacine. Nobélisé en 1949, il a marqué beaucoup d'écrivains de sa génération ou qui sont venus juste après lui. Nul ne peut ester indifférent à ses oeuvres magistrales qui ont marqué un tournant dans la littérature universelle: «Le bruit et la fureur», «Lumière d'août», «Sanctuaire» et les autres romans. «Le bruit et la fureur», je crois, a clairement influencé l'auteur de «Nedjma». Le puissant roman de Faulkner a bouleversé ce qu'on appelait «l'académisme narratif». «Nedjma, lui aussi (le roman), rompt carrément avec la tradition narrative linéaire classique et prend une trajectoire circulaire, en spirale. Les deux romans sont à la fois sublimes et violents. Le dialogue intérieur est aussi un point commun entre les deux romans. Pour l'exemple, «les confessions de Quentin», toujours en monologue, dans «Le bruit et la fureur» de Faulkner font penser au «Carnet de Mustapha» dans «Nedjma» de Kateb. Les beaux tableaux brossés dans les deux textes ont pour toile de fond le chaos de l'histoire douloureuse familiale et/ou nationale de deux impressionnants écrivains. Souvenirs d'enfance, à la fois tragique et merveilleuse, déchirements de l'amour déçu, destins individuels et collectifs tragiques, narration multiple, récits merveilleux et fragmentaires des personnages, tout se chevauche, s'enlace, s'interrompt, se poursuit jusqu'à donner une sorte de vertige tournoyant au lecteur. Avec une étonnante subtilité, les deux auteurs jouent sur différents registres, en passant d'un personnage à un autre, d'une scène à une autre, brisant les carcans du temps. C'est pour cette raison peut-être que les lecteurs peu habitués à ce genre de texte interrompent la lecture de ce roman singulier. Ce qu'il faut dire c'est que la contribution de chacun d'eux est puissante. Artistes uniques, chacun à sa façon, ils ont révolutionné le roman moderne dans leurs pays. Selon vous, pourquoi Kateb Yacine n'a écrit qu'un seul roman? Il faut comprendre que Kateb Yacine a écrit une seule oeuvre où Nedjma est le personnage central. Dès le début de son aventure littéraire, Kateb annonçait déjà l'avènement de ce roman. Dans ses poèmes de jeunesse, comme «Nedjma ou le poème ou le couteau», publié dans le Mercure de France, en 1949, dans ses pièces théâtrales, «Le Cadavre encerclé» notamment, paru en 1954, le jeune poète a posé les fondements de son roman né quelques années après, en 1956, en pleine guerre de Libération. «Le polygone étoilé», qui est un croisement de genres littéraires, est un prolongement du roman «Nedjma». Kateb a écrit un seul roman, puisqu'il a tenté d'écrire le «roman» national, c'est-à-dire l'histoire du pays. Cette tragique histoire, jalonnée de victoires et de défaites, perdue dans la nuit des temps. Une mémoire inscrite, comme une étoile éclatée à travers le Temps et l'Espace, au firmament constellé de l'Histoire. Nedjma n'est-elle pas la femme-patrie, l'Algérie? N'est-elle pas cette femme fatale, insaisissable, et qui divise ses amants et les pousse à s'entre-tuer? N'est-elle pas cette patrie convoitée par les conquérants de tous les horizons à travers les siècles? C'est pour cette raison qu'on trouve dans le roman cette même Nedjma tantôt vue sous le signe de la splendeur et de l'innocence, «Un astre impossible à piller dans sa fulgurante lumière...»,«Nedjma n'était-elle pas innocente?» «En vérité, l'innocence rayonnait sur son visage», tantôt frappée par des indices négatifs et inquiétants, comme par exemple: «L'adversité faite femme...» «Etoile de sang jaillie du meurtre», «L'ogresse au sang obscur», «Fleure irrespirable...mauvaise étoile... mauvaise chimère...». Dans votre livre, qui parait ces jours-ci, quels sont les aspects de Kateb Yacine que vous y abordez? Dans ce livre intitulé L'arène de la liberté, j'ai tenté d'aborder des aspects essentiels, impossibles à éviter lorsqu'on évoque l'illustre auteur de «Nedjma», à savoir: le parcours dès la naissance en 1929, à Constantine, jusqu'à la mort en 1989, à Grenoble, passant par tous les événements et toutes les stations qui ont jalonné sa trajectoire atypique d'écrivain d'exception. Les différentes oeuvres littéraires, poétiques, romanesques, théâtrales et même journalistiques et les prises de position et les combats libérateurs multiples reflétant la personnalité de l'écrivain, forgé par l'errance et la révolte. Peut-on dire que Kateb Yacine est votre écrivain algérien préféré? Je n'ai de préférence pour aucun écrivain, mais je préfère une oeuvre au détriment d'une autre à cause de sa beauté et de son action. Beaucoup d'écrivains algériens ont forgé mon imaginaire, mais Kateb Yacine est l'auteur qui m'a impressionné le plus. Sa création littéraire est fascinante et son action intellectuelle exemplaire. L'univers de Nedjma est terriblement captivant. Parfois je me pose cette question: comment il a pu écrire un tel roman à l'âge de 26 ans seulement? Poète de l'action, Kateb Yacine est l'écrivain qui a travaillé le plus sur l'éveil des consciences de toutes les classes sociales. Il a commencé, faut-il le rappeler, à militer pour l'indépendance de l'Algérie alors qu'il n'avait que seize ans. Après l'indépendance il s'est insurgé contre toute forme d'abus. Pour éclairer toutes les franges de la société, il a parcouru tout le territoire national en animant des conférences, en donnant des pièces de théâtre dans différents milieux. Son aura rayonne dans les quatre coins du monde et son nom est devenu le symbole de l'intellectuel algérien. Son effigie incarne l'idéal du génie, de la liberté, de l'amour et de la révolte dans les cercles artistiques et intellectuels. L'oeuvre de Kateb Yacine est-elle suffisamment vulgarisée auprès du public, dans les milieux scolaires? Malheureusement non. L'oeuvre de Kateb Yacine n'est pas suffisamment vulgarisée, ni dans les milieux scolaires, ni ailleurs. Ses textes ne sont ni enseignés, ni analysés à l'école. Comment peut-on assurer aux générations montantes une compréhension objective des textes katebiens lorsque l'auteur lui-même est frappé d'ostracisme? Une oeuvre si profonde, si novatrice, si belle comme celle de l'auteur de «Nedjma» demande un travail sérieux et des activités supplémentaires pour l'expliquer aux potaches. Son théâtre ne se joue que rarement sur les planches. À l'exception du théâtre régional de Tizi-Ouzou, aucun édifice public, aucune grande rue ne porte son nom dans tout le territoire. N'est-il pas temps de baptiser des édifices culturels publics au nom de cet immense homme de lettres? Dans les médias lourds, la télévision et la radio nationales notamment, Kateb Yacine demeure presque absent. Algérie poste a émis en 2008 une série de timbres sur lesquels des effigies de quelques-uns de nos écrivains, Mohamed Dib, Rédha Houhou, Benhaddouga entre autres sont gravées. C'est à saluer certes, mais ce n'est pas suffisant. C'est juste pour dire qu'une telle oeuvre d'un tel écrivain mérite plus de considération.