Il est l'ambassadeur d'un genre musical qui a conquis les coeurs. C'est la chanson El Barah, faite à la fin des années soixante, et chantant ses vingt ans, qui marque un tournant dans la carrière de Hachemi Guerrouabi et dans l'histoire du chaâbi. Le jeune maître y donnait toute la puissance de sa voix, lui qui, jusque-là, s'était complu dans les longues qacidates dans lesquelles sa voix, au demeurant unique, apparaissait étouffée ; presque plaintive. C'est que face à la déferlante de la chanson occidentale, comme le rock, le jerk, la pop musique, imposée par la consommation de masse, et les moyens modernes de diffusion que sont le disque, la radio, la télévision, ou par les stars de la chanson internationale (Elvis Presley, les Beatles, les Rolling Stone) le chaâbi était resté un genre intimiste, que l'on déguste dans les soirées familiales, dans les cercles fermés, en groupe d'amis ou pendant les festivités familiales. Une musique citadine que l'on n'appréciait que dans quelques villes, comme Alger, Mostaganem, Koléa. Un genre raffiné, codifié par le maître Hadj El Anka, une musique qu'on écoute, un genre parfumé au jasmin et au thé à la menthe. Malheureusement, cette musique si belle, qui fait partie de notre patrimoine, et qui est un trésor culturel national, était un genre en voie d'extinction, faute d'être acclimatée à la vie moderne et d'être mise au goût des nouvelles générations, qui se détournent des musiques du terroir en se branchant sur les sonorités et les rythmes venus d'ailleurs. Avec d'autres chanteurs, -comme El Ankis, Amar Ezzahi, Abdelkader Chaou, ou Dahmane El Harrachi,- Guerrouabi a tenté d'endiguer le flot en jetant des passerelles. Ces choix ne furent pas unanimement appréciés, notamment par les puristes, mais le temps lui a donné raison. Parfois, on sait qu'il faut s'adapter ou disparaître. Evoluer ou se laisser mourir dans l'indifférence. Le but, n'était pas de couper les ponts avec le chaâbi, mais au contraire de le rendre accessible, surtout aux jeunes ; attirés par le chant des sirènes de la nouveauté. En lui offrant un chaâbi moderne. Ce que certains ont appelé le néo-chaâbi. L'introduction de la derbouka par El Anka était déjà en soi une révolution. L'arrivée du piano, cet instrument à gamme tempérée, avec Skandrani en sera une autre. Le mandole fut une invention qui a accompagné la voix d'El Anka, et puis on vit débarquer le banjo dans les bagages des soldats américains au cours de la Seconde Guerre mondiale. Mais globalement, l'orchestre chaâbi est typé: instruments à cordes et percussions, avec la derbouka et le tar. Malgré tout le chaâbi restait hermétique, élitiste, difficile d'accès. Un fossé séparait les qacidates des anciens maîtres et les nouvelles générations, dont l'oreille a été éduquée à la guitare électrique, au synthétiseur, à la batterie , aux rythmes venus de Londres, de Buenos Aires, de Cuba ou de la Jamaïque. Les discussions sur le quart ou le trois quart de ton ne tiennent pas la route devant les tubes repris en boucle par toutes les radios du monde. Guerrouabi va faire le pari fou d'être le trait d'union entre la tradition et la modernité. Il prend les jeunes par la main et leur fait visiter les trésors cachés du chaâbi, dont il leur livre les clefs et les secrets. Il deviendra tout naturellement une idole des jeunes, l'un des passages obligés pour pénétrer cet univers parfumé au benjoin du chaâbi. Grâce au travail colossal réalisé par des maîtres comme El Hachemi Guerrouabi, le chaâbi est parvenu à renaître de ses cendres, comme le phénix. Une fois qu'on a écouté El Barah ou Allo Allo!, on peut ensuite apprécier El Maknassia ou Youm El Djemaa Khardjou Laryam. On peut donc dire, sans risque de se tromper, que Guerrouabi a beaucoup fait pour la vulgarisation du chaâbi. Il aurait pu, avec sa voix magnifique, se laisser aller à la facilité, en se confinant dans les chansonnettes, mais il a su être un initiateur, quelqu'un qui vous prend par la main et vous dit «Vous êtes chez vous». La vérité, c'est qu'il est aussi à l'aise dans les longues qacidates que dans des chansons plus légères. Au fond, on peut dire que Guerrouabi a respecté la tradition du chaâbi, qui est une synthèse entre plusieurs genres: kabyle, andalou, jazz, blues, musiques turque, maltaise, espagnole. N'oublions pas qu'Alger a toujours été une ville cosmopolite, où l'on rencontre de tout temps des voyageurs venus de toutes les rives de la Méditerranée, et même d'ailleurs, avec des marins, des voyageurs et des commerçants porteurs de rythmes, de mélodies, de tempo aux accents rocailleux. Ce syncrétisme se retrouve fatalement dans la musique, l'architecture, les effets vestimentaires ou culinaires, tout en gardant un cachet propre à la ville de Sidi Abderrahmane, qui a su se forger une identité à travers les temps. Il était le rossignol du chaâbi. Avec sa voix au timbre argentin, claire, éraillée, cassée comme le veut le genre. Une voix puissante, mais tout en finesse. On croirait entendre le murmure de l'eau dans un ruisseau. Au fond, on peut dire que c'est grâce à des chanteurs comme Guerrouabi que le chaâbi est sorti d'Alger, pour devenir un genre national et même international, apprécié au-delà des frontières du pays ; notamment au Maghreb et en Europe, où vit une importante communauté maghrébine.