Il avait promis qu'il ferait un tour au siège du journal pour nous rencontrer. A 15 heures précises, Yasmina Khadra passe la porte du journal. Ponctualité toute militaire d'un romancier que la presse agace, en lui rappelant sans cesse qu'il fut officier dans l'armée algérienne, et dont les discussions tournent autour de la politique. Il insistera pour que cette interview soit axée sur l'écrivain Mohamed Moulessehoul, celui qui s'adonne à présent et pleinement à la passion de l'écriture, sans contraintes, et sans concessions. L'Expression: D'où puisez-vous vos personnages. Sont-ils réels, ou relèvent-ils de votre pure imagination? Yasmina Khadra: Ils sont bien réels. L'Algérie est un véritable vivier d'inspiration. Chaque Algérien est un personnage digne d'un roman. Chaque rue a une histoire à raconter, chaque café a sa boutade. Il suffit juste de prêter l'oreille et de faire attention aux autres. Est-ce la souffrance de l'Algérie qui vous inspire? L'Algérie n'est pas seulement la patrie de la souffrance. Elle est surtout la terre des hommes et des défis. Chaque Algérien prouve, chaque jour, qu'il est capable de survivre au déluge. Et c'est cette force qu'il a en lui qui m'inspire tous les jours. Sa longanimité m'a permis de rester debout dans la bourrasque médiatique qui cherchait à m'emporter en France. On perçoit en vous beaucoup de respect pour l'Algérien. On a beau dire et prouver par A + B que l'Algérien relève du «rachi», qu'il mérite ce qui lui arrive, étant insignifiant, incapable de s'assumer ou de s'affirmer, je vois, moi, en sa survivance quotidienne, la plus grande preuve de son authenticité. Celui qui n'a pas encore compris le courage de l'Algérien est un lâche qui s'ignore. Y a-t-il un côté autobiographique dans vos romans? Non. Je prends toujours des distances par rapport à mes personnages. Quand j'écris, je suis le nègre de mes personnages, un sous-fifre attentif et disponible. L'écriture représente souvent pour le romancier un acte privilégié où il se ressource, se libère, et qui le met dans cet allant de félicité et d'automatisme spontané, permettant le flux dépensé et la matérialisation de l'oeuvre. Est-ce le cas pour vous? Pour moi, l'écriture est un moment de grande souffrance physique et psychologique, parce que j'épouse automatiquement toutes les frustrations de mes personnages. Vous êtes l'officier supérieur et le littéraire. Quel est celui qui prime, et qui prend le dessus? Cela dépend de mon interlocuteur. Mais pour moi, chaque fois que ne me retrouve face à un journaliste, c'est le problème politique qui se pose. Pourquoi? Simplement parce que l'Algérie vit une grave crise politique. En France, c'est équilibré. Ailleurs, c'est l'écrivain qui prend le dessus, car on se désintéresse du fait que les cultures sont différentes. Et puis, cela m'agace que l'on me pose uniquement des questions politiques. A quoi est dû, selon vous, le problème algérien? L'Algérien n'a pas les moyens de ses rêves, de sa générosité, de son courage et de son droit à la vie, à cause d'une société rudimentaire, végétative, et sévèrement martyrisée. Une société qui n'est pas organisée et manque d'associations, celles existantes n'étant pas suffisamment effectives. En fait, le problème algérien est une crise de citoyenneté. Chaque Algérien est isolé dans ses frustrations, sa douleur, son combat. Je suis certain que s'il venait à trouver ses guides, il ferait de son pays un joyau. Jusqu'à présent, l'Algérie n'a pas eu tous les hommes qu'elle mérite. Ceci dit, je m'interdis catégoriquement de penser une seconde que tous ceux qui sont à la tête de la nation sont des incompétents. Beaucoup cherchent à s'acquitter de leur tâche dans la dignité et la responsabilité, mais ils n'ont pas la possibilité de leurs prérogatives. Que pensez-vous de la production littéraire en Algérie? Peu d'intérêt. C'est le vide. Dans le dicton populaire, ce n'est que lorsque le ventre est bien rempli que la tête se met à chanter. Aujourd'hui, la principale préoccupation de l'Algérien est comment sortir de la tourmente. Le jour où nous pourrons vadrouiller à travers notre grand pays, avec pour toute rencontre l'hospitalité ancestrale et la découverte des beautés de l'Algérie, alors seulement, le poète sera de nouveau sollicité. Combien de livres avez-vous à votre actif, et depuis quand écrivez-vous? Je suis l'auteur de 14 livres, qui ont été traduits en 13 langues. Mes deux premiers ouvrages Houria, et Amen datent de 1984. Comment se porte votre édition? La trilogie: Double blanc, Le temps des chimères et Morituri, tourne autour de 80.000 exemplaires. Elle a fait l'objet d'un énorme succès, en Italie, en Allemagne, en Autriche et en Espagne. La traduction allemande sortira en livre de poche, en septembre 2001 en Suisse. Pour ce qui est d'autres pays? En Amérique du Sud, les romans ont été très bien accueillis, parce que les gens s'y sont retrouvés. Vos oeuvres se lisent-elles en Chine et au Japon? Oui. Ont-elles été traduites en arabe? Les éditeurs arabes ne semblent actuellement pas s'y intéresser. Que nous prépare Yasmina Khadra? Mon prochain roman paraîtra en janvier, aux éditions Julliard. Le thème est un état des lieux sur la littérature, et l'esprit de corps des intellectuels occidentaux. L'on perçoit en vous une certaine amertume. Est-ce dû à la lutte anti-intégriste de l'officier de l'armée algérienne que vous avez été? Mon passage en France m'a plus éprouvé en six mois que les huit mois de guerre contre l'intégrisme. Comment les médias français ont-ils interprété votre visite en Algérie? Ils ont dit que j'étais venu prendre des ordres. En vérité, ce n'est que lorsque je suis intervenu pour défendre l'institution militaire algérienne, après la publication de La sale guerre de Habib Souaïdia, que plusieurs rendez-vous sur des chaînes de télévisions étrangères, ont été annulés. Etes-vous revenu définitivement en Algérie ? Je suis revenu uniquement pour régler des problèmes de familiaux. Eprouvez-vous le sentiment de l'exil? Non, parce que partout où j'irai, je resterai Algérien et que je porterai toujours sur mon visage la poussière de Kenadsa. Pour moi, il ne s'agit pas d'exil, car aujourd'hui, l'exil est devenu pour beaucoup une façon d'attendrir et d'intéresser autrement que par le talent. Et puis rien ne m'empêche de rentrer chez moi à n'importe quelle heure. J'ai choisi ma retraite pour être libre. Je suis parti en France pour me consacrer totalement à ma passion d'écrire, et non pour faire de la politique. Si la France me signifie que je ne suis pas le bienvenu chez elle, alors je quitterai ce pays, sans rancune ni tintamarre. D'ailleurs, plusieurs pays se proposent de m'accueillir. Pourquoi n'écrivez-vous pas en Algérie? Il n'existe pas en Algérie un espace au débat intellectuel et aux ambitions littéraires. L'écriture ne peut s'y faire avec aisance. Avez-vous des contacts permanents avec les écrivains de l'exil? J'ai rencontré des romanciers dont Boualem Sansal, Ouassini Laredj, Anouar Benmalek, Salmi Bachi, Malika Mokadem. Les échanges que j'ai avec eux me procurent le sentiment de ne pas être seul, et que la littérature algérienne outre-mer se porte comme un charme, mais la famille littéraire algérienne doit se renforcer, créer. Car une poignée d'écrivains ne peut changer le monde. Pour ce qui est de l'année de l'Algérie en France, serez-vous de la partie? Oui, si je suis invité. Je veux être partout là où sera l'Algérie. La littérature arabe vous tente-t-elle? Tout jeune, j'écrivais en arabe, mais mes professeurs d'arabe m'humiliaient chaque fois que je leur soumettais mes essais littéraires. En revanche les professeurs français étaient ravis de ce que je faisais. J'ai choisi la langue de ceux qui m'ont encouragé. Etiez-vous brillant en classe? J'étais un élève quelconque, sauf en littérature arabe. Mise à part l'écriture, qu'est-ce qui vous passionne? J'aime tout ce qui est généreux chez l'homme, la musique, la peinture artistique, le folklore. J'étais doué, mais il me fallait faire des concessions. J'ai renoncé à tout, sauf à la littérature.