Avec le temps (sacré temps !), la pensée (sacrée pensée !) évolue et se fabrique un vocabulaire tout à sa mesure. Ainsi en est-il du vocabulaire colonial de la France. Dans son ouvrage Le transfert d'une mémoire (de l'«Algérie française au racisme anti-arabe» (*), Benjamin Stora «se propose de réfléchir au transfert de la mémoire de l'Algérie française, d'une rive à l'autre de la Méditerranée». Il s'agit d'un livre pensé fort judicieusement. L'actualité française, et plus intensément et régulièrement à l'approche des élections, relance le débat franco-français, jamais clos, sur la présence de l'immigration dont la forte composante - et elle est mise en relief - est venue du sud de la Méditerranée, soit surtout des pays du Maghreb. Cependant, dans les faits, «l'immigré» devient spécialement «le Maghrébin», à l'exclusion de tout autre étranger, et l'on pense plutôt à «l'Algérien». Avant 1962, et sans trop remonter dans le temps, on sait que, par «populations d'Algérie», l'administration coloniale désignait à la fois «les Européens» et «les Arabes» ; puis «les Français» (ceux du premier Collège) et «les Français musulmans» (ceux du deuxième Collège). Quand elle fut malmenée par la lutte populaire de libération nationale, cette administration, à bout de souffle, crut avoir trouvé la bonne solution pour sauver la face en collant l'étiquette de «Français» à tout le peuple algérien. Après 1962, et après trois décennies, le vocable se rapportant à «l'étranger» vivant en France, soit donc à l'«immigré», s'est donné une signification et, bien plus, un sens particulier: «l'immigré» est l'Arabe, et l'Arabe «musulman». Notre auteur, avec la finesse d'historien qui convient, observe: «Le problème de l'émigration découvre un conflit obsessionnel, jamais disparu...(...) Les immigrants maghrébins seraient inassimilables à la société française parce que profondément différents des autres immigrés, ceux de l'entre-deux guerres par exemple. Cette différence s'expliquerait par la religion musulmane. Une population par ses croyances, serait exclue d'elle-même volontairement, des valeurs établies par la société. Derrière ce qu'on appelle le ‘' problème de l'immigration'', les questions soulevées dans la période coloniale surgissent: la religion musulmane est-elle compatible avec les principes de la République française ?...» En allant plus loin dans ses investigations, Benjamin Stora n'hésite pas à citer le philosophe Cornélius. Celui-ci, dans son documentaire Les Années algériennes, explique: «Entre les Algériens et les Français, il y a un couteau. Et ce couteau, c'est tout l'imaginaire français sur les Maghrébins, les Algériens en particulier, à la fois sur le plan du meurtre, et sur le plan sexuel.» (Ici on ne peut s'empêcher d'évoquer l'ambiguïté du message d'Albert Camus dans son récit L'Etranger et le comportement «bizarre» de Meursault, son personnage pied-noir, qui assassine sur la plage un Arabe). Et Benjamin Stora de proposer lui aussi son explication, en la rapportant à l'actualité: «Ce couteau renvoie au racisme, colonial celui-là... Il se nourrit essentiellement d'une défaite, celle de 1962. Les envahisseurs de 1830 et leurs successeurs avaient trouvé dans leur victoire les preuves évidentes de leur supériorité. Il deviendra même rationnel à leurs yeux d'occuper un territoire, de soumettre ses habitants, puisqu'il s'agira de les transformer en «civilisés» (...) Les Maghrébins, en fait principalement les Algériens en France, peuvent d'autant plus être objets de répulsion qu'ils rappellent par leur présence la dernière guerre que la France a livrée (et perdue), cause d'une blessure nationale jamais refermée.» A l'appui de toute sa réflexion, Benjamin Stora rappelle les effets de la colonisation, la guerre d'Algérie, la violence de l'OAS, présente et analyse le discours des dirigeants du Front national et du Mouvement national où l'on passe, avec le grand retour de l'extrême droite, «du ressentiment aux représailles» et au refus de l'histoire coloniale par ceux qui portent une terrible mémoire de revanche et qui avaient provoqué le massacre d'Algériens à Paris le 17 octobre 1961. Sa conclusion se veut optimiste. Et les hommes de bonne volonté, de part et d'autre de la Méditerranée, partagent sûrement ce souci de développer une sorte d'humaine condition qui favoriserait le commencement «d'une remémoration tranquille de l'histoire coloniale, débarrassée des excitations et des haines, où pourront être reconnus et nommés les crimes du passé, mais aussi les rencontres et les brassages qui irriguent la France plurielle d'aujourd'hui.» Si, comme écrit notre auteur, «le transfert de mémoire, en provenance de l'histoire algérienne, est essentiel pour comprendre les spasmes qui travaillent certains secteurs de la société française», il faut aussi se convaincre, une fois pour toutes, que le peuple algérien qui s'attache, passionnément depuis l'indépendance, à s'ouvrir largement au progrès tout en reconstruisant son identité nationale, a tourné, il y a belle lurette, la page coloniale française de son histoire.