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«L'extrême droite est une internationale de la haine»
Tramor Quemeneur, historien spécialiste de la guerre d'Algérie, à l'expression
Publié dans L'Expression le 16 - 02 - 2023

L'Expression: L'extrême droite française mobilise ses relais et actionne ses médias. Quels sont ses desseins et ses visions sur l'Algérie d'aujourd'hui, sur les binationaux et les Algériens résidant en France?
Tramor Quemeneur: L'extrême droite française n'a jamais accepté la défaite, n'a jamais supporté l'indépendance algérienne. Elle n'a jamais accepté la présence d'Algériens et de descendants d'Algériens sur le sol français. D'ailleurs, une des particularités de la guerre d'indépendance algérienne, c'est qu'au moment où le conflit se déroulait sur le sol algérien, de la manière la plus dure qui soit, le nombre d'Algériens s'installant en France a doublé, passant de 210 000 personnes en 1954 à 436 000 en 1962. Cette émigration / immigration tient à plusieurs facteurs: la nécessité de travailler et d'avoir de meilleures conditions de vie en métropole, mais aussi la possibilité d'échapper aux duretés de la guerre. Tout cela a contribué à un accroissement des tensions, d'autant plus qu'à la même période se sont déroulés les rapatriements, dans des conditions dramatiques. Cela a produit beaucoup d'acrimonie, une rancoeur tenace qui s'est muée en racisme chez certains. Une partie des anciens appelés sont aussi revenus marqués par la guerre à laquelle ils ont été obligés de participer; certains ont développé du racisme, envers les Maghrébins et les Algériens en particulier. Heureusement, c'est loin d'être le cas de tout le monde!
Mais ce racisme ne date pas d'aujourd'hui. Il y a longtemps qu'il a été instrumentalisé par une minorité politique dont Jean-Marie Le Pen en tête.
En effet, il était déjà actif pendant la guerre et y a même participé, comme chacun le sait. Le Front national s'est particulièrement focalisé sur un rejet des Algériens. Les années 1970 ont d'ailleurs été marquées par des crimes racistes. Cette idéologie s'est enracinée, s'est diffusée, en France comme ailleurs (le rejet de l'Autre n'est pas l'apanage d'un pays ou d'une civilisation...). Progressivement, le discours a évolué, réclamant par exemple de «mettre les immigrés à la mer». Ce discours a trouvé une nouvelle résonance avec l'écrivain Renaud Camus qui a inventé la notion de «grand remplacement»: il a imaginé que la population française «de souche européenne» (pour reprendre des termes utilisés pendant la guerre d'Algérie et réutilisés ensuite par le Front national) allait être remplacée par la population issue de l'immigration. Ce grand fantasme, qui ne repose évidemment sur aucune réalité démographique, a été depuis repris par Eric Zemmour pendant la campagne présidentielle de 2022.
L'extrême droite actuelle considère donc l'Algérie (et plus largement l'Afrique et le Proche-Orient) comme un repoussoir. Mais que l'on ne s'y trompe pas: elle est toujours apte à traiter avec des politiques et des partis qui développent les mêmes discours de rejet et prônent les mêmes conceptions politiques autoritaires. À cette internationale de la haine, il faut répondre par une internationale du dialogue et de l'ouverture. C'est la seule qui vaille pour la bonne marche du monde.
Dernièrement, l'ancien ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driancourt a soutenu dans une tribune au Figaro que «l'effondrement de l'Algérie entraînera celui de la France», pis encore, que l'Algérie fait du chantage avec le dossier de la mémoire. N'est-ce pas que c'est osé de la part d'un ambassadeur? Quelle est votre opinion à ce propos?
Xavier Driancourt est un ancien ambassadeur, qui a donc joué un rôle de première importance et connaît de nombreux dossiers que je ne connais pas. Mais à ce titre, il doit aussi être appelé à une certaine réserve et, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'utilise pas des termes diplomatiques! Ce qui est pour le moins surprenant venant d'un ancien ambassadeur. Il utilise ce langage, comme s'il faisait tout pour que les choses se passent mal après son départ. Plus encore, ses propos rappellent le discours développé par les partisans de l'«Algérie française» à la fin de la guerre, qui disaient que l'indépendance de l'Algérie allait entraîner un effondrement de la France. Il n'en a rien été. D'autres pensaient au contraire que l'indépendance de l'Algérie allait faire basculer la France dans le socialisme. Il n'en a rien été non plus. C'est comme si l'Algérie fonctionnait comme une grande machine à fantasmes politiques en France (et l'on pourrait dire que l'inverse est aussi vrai chez certains du côté algérien).
Mais il reste certain que les propos de Xavier Driancourt ne sont pas propres à apaiser la situation et attisent au contraire les tensions. J'ai l'impression que son discours tend même à s'emballer et qu'il se laisse glisser sur une pente dangereuse. D'ailleurs, le fait qu'il intervienne dorénavant devant des nostalgiques de l'«Algérie française», à Perpignan, tenue par l'extrême droite, interpelle pour le moins. Je préfère largement le discours d'ouverture développé par François Gouyette. Encore une fois, je préfère la politique de la main tendue.
Attaqué, accusé de tous les maux, Benjamin Stora est devenu un souffre- douleur pour l'extrême droite et les nostalgiques de l'Algérie française. En quoi nuit-il à ces parties pour être carrément désigné de «traître» au service de l'Algérie?
Depuis très longtemps, essentiellement le début des années 1990, Benjamin Stora fait l'objet d'attaques systématiques par l'extrême droite. Bien sûr, le fait qu'il soit connu, avec par exemple son documentaire Les années algériennes (1991) et son livre La gangrène et l'oubli (1991) polarise sur lui des attaques dont d'autres historiens pourraient faire l'objet. Mais cela tient aussi à ses recherches, qui ont commencé sur le nationalisme algérien, avec sa thèse sur Messali Hadj soutenue en 1978 et publiée en 1982, qui s'est ensuite poursuivie avec son Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens (publié en 1985), avant de concerner l'histoire de l'immigration algérienne en France pour sa thèse d'Etat (publiée sous le titre Ils sont venus d'Algérie, 1992). Tout ce travail sur le nationalisme algérien lui a été reproché par une frange de l'opinion politique française, le qualifiant même régulièrement d'«historien du FLN». Les reproches sont apparus d'autant plus lorsqu'il a montré aussi qu'il existe en France des «nostalgériques» qui n'ont pas supporté l'indépendance algérienne et qui continuent à ruminer la rancoeur. C'est un groupe porteur de mémoire qui a été important, virulent, et qui trouve, aujourd'hui, un ancrage politique à l'extrême droite. Cela a notamment été étudié par Benjamin Stora dans Le transfert d'une mémoire (1999), qu'il a réédité avec Alexis Jenni (Les mémoires dangereuses, 2016). Le problème n'a en effet pas disparu depuis 1998, au contraire même il a empiré, puisqu'à trois reprises l'extrême droite est arrivée au second tour de l'élection présidentielle et remporte des scores de plus en plus importants. Or, pour comprendre l'enracinement de l'extrême droite, il faut revenir à sa généalogie: une droite maurrassienne qui déteste les étrangers et les juifs, une droite vichyste profondément antisémite et enfin les reliquats de l'OAS et des partisans de l'«Algérie française» à la fin de la guerre d'Algérie. C'est par ces derniers que l'extrême droite s'est relevée en France et qu'elle s'est enracinée.


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