L'Expression: Quelle est la différence entre l'ancienne génération d'émigration et celle d'aujourd'hui et quelles sont les retombées sur les institutions comme le mariage, la nationalité? Abdelhafid Hammouche: Il y a plusieurs vagues d'émigration. Depuis l'indépendance, il y a en effet des différences qui se sont accentuées au fil des décennies. On peut regrouper dans ce que vous appelez «l'ancienne génération», tous ceux qui proviennent de l'exode rural, des déstructurations générées par la colonisation et par la guerre. Les générations suivantes comprennent des hommes puis des femmes plus scolarisés dès les années 1970-1980. Dès cette période, les différences sont plus nettes et plus difficiles à synthétiser. Il y a en effet des étudiants qui émigrent, pour certains avec d'emblée le projet de «faire leur vie» en France et pour d'autres sans perspectives définitives. Leur nombre varie selon les procédures d'inscription dans les universités et les ressources qu'ils possèdent. Le quotidien des moins favorisés est lourdement marqué par la difficulté d'accéder à un emploi pour subvenir à leurs besoins. On peut schématiser en distinguant les primo-migrants des années 1960 et ceux d'aujourd'hui par le parcours, par le capital scolaire et par les projets. Mais il y a aussi, aujourd'hui, des émigrés faiblement dotés en ressources scolaires, comme ceux qu'on désigne par le terme de haraga. La distinction entre ces catégories d'émigrés-immigrés n'est pas produite par le seul regard des Français. Les uns et les autres, pourtant de même statut d'immigré, ne veulent pas, la plupart du temps, être confondus. La coexistence peut même s'avérer conflictuelle, voire violente. Je vais prendre un exemple, qu'il ne faut surtout pas généraliser tant il s'agit d'une situation particulière mais que je retiens parce qu'elle constitue un amplificateur, rendant visible ce qui ne l'est pas d'habitude. Je l'ai connue avant d'être universitaire, lorsque je travaillais comme éducateur spécialisé de prévention, ou pour reprendre une autre expression pour désigner ce métier, éducateur de rue. Activité professionnelle qui m'amenait à rendre visite régulièrement à des détenus dans les prisons lyonnaises. Je ne sais pour quelles raisons, l'administration avait jugé utile de regrouper des jeunes délinquants d'origine maghrébine. La tension était permanente et les bagarres opposaient les enfants d'immigrés nés en France et jeunes plus récemment arrivés d'Algérie. Ils ne se supportaient pas. Ils se pensaient, dans un premier temps, semblables et beaucoup manifestaient une solidarité avant de manifester des rejets réciproques. On pourrait dire que c'était là la déception de ne pas se reconnaître, de refuser un «miroir déformant». Il y a un autre type de rejet entre ces générations que j'ai pu observer lors de la dernière recherche que j'ai dirigée sur le choix des mosquées et sur la manière de vivre les rapports entre les fidèles. La volonté de ne pas se déconnecter du pays pour les plus âgés, l'ancienne génération pour reprendre votre catégorie, se heurte dans certains cas à la volonté tout aussi ferme des plus jeunes, la nouvelle génération, d'inscrire les édifices religieux dans l'environnement en soulignant l'ancrage d'ici. Pour les mariages, il s'est constitué progressivement depuis les années 1980 un marché qu'une partie des enfants et petits-enfants d'émigrés indexent au halal. Quand je dis marché, c'est pour donner une idée des multiples expériences, tentatives et démarches pour favoriser des rencontres, que ce soit par les réseaux sociaux ou par des manifestations, par exemple des salons. Dans ma dernière enquête sur ce sujet, en 2018, j'évoquais un renversement: les parents ne peuvent pas imposer leur volonté de choisir un conjoint pour leur fils ou leur fille, les enfants ne peuvent pas l'ignorer. Dans ces cas, les mariages sont une combinaison entre les espérances parentales plus ou moins affichées et les possibilités des enfants cherchant à se marier. Le processus dont résulte ces choix est particulièrement intéressant. Les jeunes femmes, en particulier par leur parcours amoreux, montrent comment elles ont, pour certaines, intériorisées un «périmètre autorisé» pour les rencontres. Celles-ci socialisent, pour le dire en sociologue, les choix autorisés sans subir de pression. Pour étoffer mes analyses, il serait intéressant de recueillir les témoignages de vos lecteurs sur les changements relatifs au mariage en Algérie. Ce serait une manière d'actualiser la connaissance. Bien sûr, ce n'est pas le même registre que celui d'une enquête sur plusieurs années, mais ce serait l'occasion de partager une réflexion sur un thème central. Le mariage reste un enjeu qui ne concerne pas seulement les conjoints. On peut dire qu'il met à l'épreuve deux générations, celle des parents et celle de leurs enfants qui se marient. C'est aussi un aperçu pas seulement sur la vie de couple, mais sur ce qui va constituer la famille future, là où se forment les futures citoyennes et futurs citoyens. Concernant la nationalité, votre question gagne à être entendue relativement aux 60 ans de la relation algéro-française. Rapportée à cette histoire, on peut dire qu'il y a, aujourd'hui, une banalisation discrète dans beaucoup de familles. Mais pas toutes et pas tout au long de cette période. Il faut tenir compte de l'histoire des familles, de leurs rapports aux deux sociétés et aux âges qui font que certains ont connu la fin de la colonisation. J'ai le souvenir d'un collègue plus âgé que moi à qui je posais la question pour savoir s'il avait ou non la double nationalité. Il a éclaté de rire, me rappelant ensuite qu'il avait été fortement engagé dans la guerre et qu'il ne se voyait pas faire la démarche pour obtenir la nationalité française. Dans certaines familles, l'avènement de cette internationalisation pratique rendant parents et enfants de deux nationalités différentes, a des conséquences diverses. Indolores lorsque la démarche d'acquisition de la nationalité française est acceptée sans remettre en cause les rapports au sein des familles, autrement plus complexes lorsque des parents voulant éloigner leurs enfants de France réalisent que ceux-ci bénéficient d'une protection qui se vérifie le cas échéant même en Algérie si les enfants y résident, volontairement ou contraints. Pourquoi l'émigration algérienne n'arrive-t-elle pas à se constituer en lobby? Si on accepte de ne pas se limiter au sens flou donné au mot lobby pour élargir et s'intéresser aux manières d'influencer en s'organisant, on a un aperçu de la présence et des efforts des Algériens pour faire valoir les intérêts du pays. Il est difficile de faire un état des lieux des groupes de pression et des formes qu'ils prennent selon les pays comme le Canada, la France ou la Belgique entre autres exemples. Sans doute sont-ils moins visibles ou moins médiatiques. Pour autant, si on ne se limite pas à la scène politique ou médiatique, les Algériens exercent de manière citoyenne des pressions sous forme d'associations ou d'autres collectifs sur divers registres. Les lecteurs seront peut-être surpris si j'évoque les parrainages entre villes ou les processus par lesquels ils se projettent, se réalisent dans un relatif consensus des édifices religieux. Ponctuellement, par à-coups, selon les conjonctures et des formes évolutives, depuis le lien communautaire mobilisé pour les enterrements dans les années 1960-1970 jusqu'aux élans de solidarité pour soutenir une région touchée par des tremblements de terre ou plus largement de catastrophes naturelles. Il y a aussi des efforts institués comme l'Amicale des Algériens en Europe qui a connu des phases d'essor puis de déclin dans son implantation en France. Il y a aussi des réseaux plus ou moins actifs, plus ou moins efficients, selon les secteurs. Mais si on attend avec la notion de lobby au sens utilisé par exemple aux USA ou pour faire pression dans un sens donné pour la Commission européenne, effectivement l'émigration algérienne ne débouche pas sur un tel résultat. Mais ce serait trompeur de s'en tenir à un tel constat. De maintes manières, l'émigration-immigration algérienne occupe une place structurante dans la vie sociale et politique française. Les commentateurs le rappellent à leur manière lorsque sont évoqués les tentatives du président Macron de dynamiser l'écriture de l'Histoire entre les deux pays. Régulièrement, le nombre de familles et de leurs descendants est avancé pour dire le poids considérable de la relation entre les deux rives. Ce n'est pas pour autant que cette présence et sa prise en compte ne pèsent que dans un sens seulement positif. Les discours de l'extrême droite le rappellent régulièrement. Ne pensez-vous pas que depuis un moment l'émigration algérienne s'est féminisée? Oui, c'est un processus important, une dimension considérable qui en dit beaucoup sur les changements de la parenté. Bien sûr, les chiffres disent qu'en pourcentage, la part des femmes dans la migration est au moins égale à celle des hommes. Mais bien plus, cela révèle une mutation anthropologique d'envergure, pas seulement pour l'Algérie mais pour tous les pays, notamment africains d'où proviennent de nombreuses migrantes. Ce sont les systèmes de parenté qui se redéfinissent. On se souvient de ces temps, déjà lointains, où les hommes partaient, laissant leurs épouses au sein de ce qu'on appelle la famille étendue. Cette structuration vole en éclats avec des femmes qui se pensent sujets, qui se veulent agissantes. Evidemment avec les moyens variables, selon leur culture et avec des appuis ou des rejets de la part des familles.