Quiconque ne s'est pas rendu à Maala et Zbarbar, dans la wilaya de Bouira, après les terribles incendies qui les ont dévastés ces derniers temps, ne peut ni se faire une idée de l'ampleur des dégâts ni parler avec exactitude du malheur de leurs populations et de leur accablement. Récit d'une journée particulière qui aura marqué les esprits et suscité l'angoisse chez les populations locales. Nous nous sommes tenus à trois sur la banquette arrière du véhicule mis jeudi dernier à la disposition de la presse pour se rendre sur ces lieux sinistrés où les deux ministres de l'Intérieur et de la Solidarité sont attendus dans l'après-midi. L'horreur Nous avons, faute d'aisance dans le mouvement, ignorer une partie de l'étendue du désastre. Ce n'est qu'au retour, où disposant de tout l'espace souhaité que nous avons eu une vision plus globale de la situation. Tout le long de notre parcours - sur notre gauche en partant et sur notre droite en revenant-, ce n'est que végétation réduite en cendres, arbres tordus, démembrés et calcinés. Une vision d'enfer en ce dernier jour d'un juillet des plus chauds. Jusqu'à Ouled Aïssa en partant de Lakhdaria, la côte est raide. Notre véhicule, une camionnette de type Toyota, peine à grimper. Il a fallu éteindre la climatisation. Et, à l'intérieur, parce que nous sommes cinq et que dehors l'air est brûlant et chargé d'odeur de matières carbonisées, bientôt, nous nous mettons à suffoquer. Allons-nous tourner de l'oeil? Nous ne retrouvons notre souffle que là-haut sur la crête, où la route pendant un moment file à l'horizontal. Et c'est là que le cauchemar commence. Sur notre droite, un paysage de désolation, comme dans un film noir et blanc, où toute vie semble s'être retirée. Vers Maala, à une dizaine de km, l'horreur est à son comble: le feu qui a couru sur tous les monts, de bas en haut et de haut en bas, n'a rien laissé debout. Nous passons à côté de la caserne et d'une unité de pompiers dotée de deux camions citernes. Nous les saluons, rassurés par leur présence. Au reste, aucune fumée n'alerte sur la présence d'un feu quelque part. Les quelques voitures que nous croisons annoncent le retour à la vie normale. Un camion devant une maison, à la porte et aux fenêtres ouvertes, décharge des meubles. D'autres sont déjà habitées. Que venons-nous faire en ces lieux sinistrés? Est-ce que cela ne nous a pas suffi de vivre pour de vrai l'incendie de Saharidj qui a détruit une centaine d'hectares de forêt et de maquis? Est-ce que nous n'avions pas eu assez de suivre en pensée la progression de ce monstrueux incendie depuis son départ de Thaalibia et Ouled Gacem, dans les communes de Maala et de Zberbar, jusqu'à ce qu'il s'arrête à Rehimet, du côté de Aïn El Hadjar, et Sidi Yahia, dans la daïra de Aïn Bessem? Voudrions-nous de surcroît remuer les cendres de ces horribles souvenirs? Jusqu'à ce que notre route ne bifurque à droite et qu'une plaque portant le nom de Berricha n'en indique la direction, nous n'avons fait, tout au long de notre trajet, que demander notre chemin. La descente au fond de cette vallée s'apparente pour nous à une descente au fond d'un puits. Plus nous nous y enfonçons, et plus nous éprouvons la sensation d'un poids sur la poitrine. Une simple impression ou est-ce une vraie gêne physique? Peut être les deux. Nous ne savons non seulement qu'il fait plus chaud, mais que l'air est de moindre qualité. Ici, le carbone agit en électron libre. Plus rien ne le fixe. Ou si peu de chose. Car à mesure que nous descendons, nous découvrons avec stupeur que certaines maisons et certains arbres avaient pu échapper à l'action dévastatrice de cet immense incendie. Quel miracle! Poursuivant notre observation, nous avons remarqué que certains arbres comme le figuier, le chêne et l'amandier ont mieux résisté au feu. Alors qu'autour d'eux, pins, eucalyptus, oliviers exhibent leurs squelettes lépreux. Les trois espèces végétales que nous citons ont miraculeusement conservé toutes leurs branches et leurs feuilles. Cela ne veut pas dire qu'ailleurs, aux endroits où le feu était moins pressé d'en finir avec tout ce qu'il avait rencontré sur son passage, figuiers, oliviers et amandiers n'eussent pas subi de dommages. Nous disons seulement que ces trois espèces ont survécu à cette situation tragique. Mais nous voici parvenus au terme de notre voyage. Berricha est là sous nos yeux. Une grande bâtisse que certains de nos informateurs ont prise pour une école et qui est en fait une demeure appartenant à une famille revenue d'Alger, après y avoir vécu un temps, pour renouer avec la terre natale. Revenue pour être confrontée avec cette terrible tragédie... Trois tentes sont dressées sur la place pour la circonstance. Les ministres sont attendus d'un moment à l'autre. C'est pour parler aux familles des victimes de ce drame. Même sous la tente, la température atteint les 47 degrés. On nous informe qu'un gars de ce hameau a eu un petit malaise. Témoins de rescapés Sur les lieux, il n'était pas si facile d'imaginer ce que fut réellement le désarroi des habitants de ce patelin, alors que les feux, avançant à vive allure, se dirigeaient de toutes parts vers le fond de la vallée. Où fuir? Et par où? Même en période calme, escalader la montagne, quel que soit le versant que l'on choisisse, eut demandé des forces et une agilité que beaucoup ne possédaient pas. Or, en cette journée où le vent soufflait avec force, les flammes, hautes de plusieurs mètres, prenaient des ailes en ronflant comme un feu de forge, il ne restait à la maison, pratiquement que des femmes, raconte un témoin. «Tous les hommes étaient en ville. Certains partaient pour leur travail. D'autres pour affaire. Les femmes demeuraient seules. Et voilà que la Protection civile avertissait que le feu allait arriver ici et qu'il fallait évacuer tout le monde sous peine d'une catastrophe. Une grande mobilisation s'était aussitôt formée, constituée par des automobilistes volontaires. J'ai une 4/4. Je me lançai comme les autres sur la route. Nous étions tous conscients de l'enjeu. Des dizaines de personnes étaient prises au piège et allaient mourir d'une façon atroce. Il n'y avait pas une seconde à perdre. Nous-mêmes, si nous ne nous hâtions pas, nous risquions de rester au fond de ce cul de sac. La seule issue était cette route et si le feu en coupait l'accès, c'en serait fini d'eux comme de nous. Les voitures roulaient comme des bolides. C'était une question de vie ou de mort.» Il s'interrompt pour reprendre son souffle. Il en profite pour demander l'anonymat absolu. Non seulement nous ne devons mentionner ni son nom ni son prénom, mais nous ne devions pas davantage faire allusion à quoi que ce soit le concernant qui puisse révéler son identité. Bien qu'à la formulation de cette exigence nous ayons manifesté notre étonnement, nous avons compris que cet homme de bien n'avait, ce jour-là, comme beaucoup d'autres, d'ailleurs, fait que son devoir, et avons accepté de respecter son désir de rester anonyme. «Au dernier voyage, reprend le volontaire à la 4/4,le feu menaçait de couper la route. Je ne sais pas comment j'ai pu faire pour arriver jusqu'ici. Quand je suis arrivé, j'ai vu un vieux qui poussait devant lui un troupeau de vaches. Ces dernières marchaient péniblement. Je me souviens m'être dit: jamais il n'arrivera en haut avec ses bêtes. J'ai cessé de penser à lui. Je ne pouvais rien faire pour lui. Il ne voulait pas lâcher son troupeau. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. J'avais ouvert les deux portières arrières et celle de devant. Une vieille femme et ses deux filles s'étaient engouffrées en coup de vent, et j'avais embrayé à fond pour être le plus tôt en haut avant que le feu ne bloque le passage». Ici s'arrête le récit de notre témoin. Qu'était devenu l'homme au troupeau de vaches récalcitrant? Mort? On l'aurait compté parmi les victimes. Secouru malgré lui, sans doute, par un volontaire arrivé providentiellement après notre témoin qui, porté à sa connaissance n'a pas exclu cette éventualité. Tel n'a pas été le cas de ce pauvre vieux garçon âgé de cinquante deux ans, un retardé mental, frère de deux autres garçons et de trois filles. Eux, selon un natif de Berricha, assis à côté de nous sous une des trois tentes, avaient été évacués. Lui était dehors, loin de la maison, tout en haut de la montagne, si haut que rien qu'en la regardant, on a le vertige. Justice Ce doit être l'un de ces deux frères qui a encaissé l'enveloppe financière remise à titre symbolique par la ministre de la Solidarité et qui a parlé longuement devant le ministre de l'Intérieur, venu exprès présenter ses condoléances aux familles des victimes et annoncer l'indemnisation de tous les dégâts causés par ces incendies. Celle du vieux couple surpris chez lui par le feu, de l'autre côté de la montagne, a dû se trouver aussi à cette visite. Le ministre qui a cité, à titre d'exemple, la perte de ce poulailler, estimé à deux milliards de centimes, et celle d'un plus petit, renfermant dix poulets, a affirmé que les deux dégâts matériels seront indemnisés pour montrer le sens de la justice dont s'inspire cette mesure sociale. Nous retrouvons notre véhicule dont l'intérieur ressemble à une fournaise. Cette fois-ci, nous nous concentrons sur ces paysages ravagés, comme ceux qu'on nous décrit dans les romans de Barbusse Feu ou Henri Malherbe La flamme au poing. Et ce roman de feu écrit de la main de la fatalité, selon le mot du ministre de l'Intérieur, avec des milliers de personnages, ayant eu pour prologue Thaalibia, à Maala et Ouled Gacem, à Zbarbar, a vu son épilogue à Rhimet. C'est ce roman à la trame si dense et si riche de péripéties que nous avons ouvert ce jeudi vers dix heures pour ne le refermer qu'à 16heures.