L'Expression: Qu'est-ce qui peut pousser un psychanalyste à prendre sa plume et à épouser une carrière d'écrivain? Abderrahmane Si Moussi: La fonction fondamentale du psychanalyste est de donner la parole à son patient et s'assurer de son bon écoulement. Ce travail est une coédition, une cocréation, mais une écriture verbale faite avant tout par le patient. Le psychanalyste n'est qu'un témoin du récit qui va éveiller lAsutre à sa propre parole, à son véritable moi. Un psychanalyste est un spécialiste des mots et de l'écriture. Chaque cure est un roman particulier et un roman universel. Ecrire un roman c'est avant tout vouloir dire. Dire des choses nécessaires à partager, à expulser de soi. On s'expurge des douleurs, on les met à la face du monde, prendre son prochain à témoin: «Voilà ce qui m'est arrivé! Voyez ce que j'ai enduré!». Le Psychanalyste se veut en retrait de la vie publique et reste dans la neutralité de la relation intime et confidentielle à son patient. Cependant, comme les autres, il peut s'aventurer parfois hors de ses limites, pour dire aux autres des choses, qu'il souhaite sortir des murs de son cabinet et des murs de son Moi. C'est contraignant pour son métier, mais parfois nécessaire et salutaire. «Psychanalyste en Algérie», est le titre de votre dernier livre, publié chez les éditions L'Odyssée, d'abord, pourquoi ce titre? Le titre suggère qu'il n'est pas évident de devenir psychanalyste en Algérie. La formation est difficile et n'existe pas, parce qu'elle exige de passer sur le divan d'un psychanalyste durant des années, trois séances de 45 minutes par semaine. Le titre veut dire que c'est presque un miracle d'être psychanalyste dans notre société. La règle dite fondamentale énonce: «De tout dire sur le divan, sans sélectionner, sans rien omettre». Elle suppose une liberté d'esprit, rare dans une société surmoïque, chargée de tabous et d'interdits. Enfin, l'absence de séminaires de formations continues sur place, ne permet pas de maintenir l'éveil nécessaire à la pensée psychanalytique. Leur nombre en Algérie, n'offre pas encore cette possibilité. Le titre veut dire que la rareté du métier, exige qu'on le présente aux autres. C'est un honneur, une responsabilité et un privilège d'appartenir à ce métier fascinant. Pouvez-vous nous en dire davantage? Le livre apporte une information sur ce qu'est la psychanalyse en tant que théorie, en tant que thérapie et en tant que technique d'investigation du psychisme. Il montre sa grande pertinence à «soigner» les patients de notre société. Un de ses avantages est qu'il peut se lire comme un dictionnaire, avec des textes courts qui apportent une première connaissance sur cette discipline. Certains textes traitent de thèmes qui préoccupent la société. Vous êtes également l'auteur d'un roman autobiographique où vous revenez sur votre enfance et de nombreux autres épisodes, d'abord, peut-on savoir pourquoi et comment avez-vous décidé de raconter votre vie dans un roman? Beaucoup d'êtres humains souhaitent partager leur vie et leurs malheurs. Les victimes de la vie et de l'injustice, tiennent à témoigner de ce qu'ils ont subi. Le petit garçon que j'étais a voulu dénoncer l'injustice imposée par la guerre, aux siens, à son village, à sa famille et à lui-même. C'est un hommage à sa famille de sang et un hommage à ses frères de destins les «fils de chahid». Pouvez-vous nous résumer ce roman en quelques lignes? La première partie décrit la vie d'un village kabyle avant, pendant et après la guerre. Elle montre les bouleversements de cette violence meurtrière. On décrit notamment la mort des quatre fils de Touma, ensuite, les conséquences dramatiques sur le devenir des enfants. La deuxième partie évoque la vie des orphelins de guerre dans la ville aux remparts (Larbaâ Nath Iraten). Une vie de solidarité, comme celle vécue par leurs parents au maquis, loin de la chaleur familiale. Elle montre Mohsa loin de sa famille de sang, parmi ces frères de destins, une vie exemplaire peu connue des Algériens. Le livre contient des anecdotes faites d'humour, qui réduit le caractère dramatique du roman. Il s'agit d'un témoignage poignant et réaliste sur la guerre et ses effets traumatiques dans un petit village (Ighil Zougaghen, Maâtkas). Avez-vous voulu transmettre un message en l'écrivant? Oui, le message est de rappeler que la guerre n'est pas un jeu et qu'elle détruit des vies, notamment l'avenir des enfants. L'ouvrage se veut une reconnaissance de la souffrance des victimes, notamment des orphelins et de leurs mamans tombées dans un veuvage précoce et pénible. Une forme de vengeance contre l'oubli et le déni. Il est également une forme de reconnaissance du sacrifice suprême des hommes, pour que leurs enfants vivent dans la liberté et la dignité. Un chemin qui reste encore à parcourir. Si on vous demandait de résumer ce que vous avez tiré comme expérience de votre long parcours de psychanalyste en Algérie, que pouvez-vous dire? Avec les quatre ans de supervisions, chacune sous le contrôle hebdomadaire d'un psychanalyste formateur, ma pratique s'approche d'une décennie. Ce sont des années formidables, pour ne pas dire extraordinaires. Les collègues expérimentés nous disaient que «ça allait transformer votre vie, votre pratique». C'est, en effet, le cas. Passer sur le divan élarg,it la vision et l'abord du psychisme. Par rapport aux années pré-psychanalytiques, la qualité du travail et son confort ont sensiblement changé. L'écoute, la compréhension, la quiétude, les interventions, tout devient meilleur. Pour l'instant, ceux qui font une cure psychanalytique sont des psychologues qui souhaiteraient embrasser ce métier. Malgré leurs connaissances théoriques, ils sont frappés par la rapidité des changements et de l'efficacité de cette thérapie. Habituellement, on ne sait d'elle que ses exigences en temps et en sacrifices. Ils découvrent rapidement ses bienfaits étendus. On ne perd pas de temps ni d'argent avec la psychanalyse. On gagne non seulement une meilleure santé, mais aussi du bon temps, une vie meilleure et on devient plus riche dans tous les sens du terme. Le métier est extrêmement gratifiant, au-delà des attentes, même si, écouter la misère affective des gens, n'est pas une mince affaire. La psychanalyse est en perte de vitesse dans le mond,e notamment et plus particulièrement aux Etats-Unis, pouvez-vous nous en parler? C'est vrai, la psychanalyse est en perte de vitesse dans le monde entier. Paradoxalement, elle commence à exister depuis peu en Algérie. Je parle des personnes formées dans le circuit officiel lié à l'Association Psychanalytique Internationale. Nous sommes quatre psychanalystes membres de la Société Psychanalytique de Paris, qui vivent et exercent en Algérie. Une petite minorité équivalente existe et ne s'inscrit pas dans ce processus institutionnel. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce recul. D'abord, la formation est une des plus exigeantes qui existe. Il faut un minimum de sept à huit ans pour former un psychanalyste. Plus des deux tiers sont d'abord des médecins et environ un tiers sont psychologues. C'est donc une autre spécialisation. D'autres facteurs expliquent son recul. Le monde actuel privilégie une vision de performance, où les gênes, le comportement et la rapidité, prennent fortement le pas sur l'essentiel, sur l'être et le désir. C'est justement ce qui fait l'intérêt de la psychanalyse. Son objet est l'Inconscient, les forces vivent et cachées, qui gouvernent chacun de nous. La science se révèle parfois pire que la politique. La crise du Corona a révélé au grand jour la rivalité pour les vaccins et les gains financiers. Le discrédit qui frappe la psychanalyse est aussi un problème de pouvoir entre les sciences du comportement et de la santé mentale. On rivalise pour les postes dans les universités, dans les hôpitaux et également dans les professions libérales. Comme au temps de Freud, on veut de nouveau relier les forces psychiques au cerveau, au biologique, et aux apprentissages, aux dépens du désir, de l'angoisse, de la peur, etc. Pour la psychanalyse, c'est le psychisme qui dirige le cerveau et non l'inverse. La perspective est fondamentalement différente. La psychanalyse n'a pas le pouvoir de s'imposer. Les autres perspectives ont l'appui redoutable des grands laboratoires et des financiers. La psychanalyse sait qu'elle s'occupe de la subjectivité, les autres prétendent à une objectivité supérieure illusoire. Oui, la place de la psychanalyse se réduit et restera limitée. Par contre, les personnes qui s'appuieront sur son savoir et sur son pouvoir, ne le regretteront jamais. Il y aura toujours des personnes sensibles qui feront l'effort d'accéder à ce métier. Il y aura toujours des gens qui vont recourir à cette thérapie, parce qu'ils sont sensibles à ce qui se passe en eux. Le monde serait triste sans elle qui a bouleversé la philosophie et le regard sur l'homme, que de nombreuses sciences tendent à réduire à l'état de machine et d'un corps bien huilé, presque sans âme. En ce sens, elle reste révolutionnaire par sa vision sur la complexité et le charme de l'homme. Quel est l'objectif exact et final d'une psychanalyse et combien ça prend de temps? L'objectif principal est d'emmener une personne à se réconcilier avec elle-même, à mieux habiter sa peau, à découvrir sa véritable parole. Tous les êtres humains se déforment et déforment la réalité. Inconsciemment, nous sommes responsables de notre destin, dans l'échec et dans la réussite, dans la santé et la maladie. C'est un processus universel, mais les gens qui souffrent ne jouent plus de tours. Pour la psychanalyse, la symptomatologie, la souffrance. La «maladie» est un compromis, une manifestation inévitable de conflits psychiques. Cette thérapie vise à réduire les forces du mal en nous et se donner une vision nouvelle de soi et du monde. C'est un processus d'ouverture à la vie plutôt qu'à la mort, à la destructivité. Les angoisses, les peurs humaines, prennent racines dans l'enfance. On ne peut pas transformer un adulte par baguette magique. Quand un conflit psychique est installé, il faut un minimum de deux à trois ans pour le réduire sérieusement. Pour les pathologies lourdes, les névroses franches, il faut plus de temps. Les patients eux-mêmes, parleront par la suite de «renaissance», rectifiant souvent «non, c'est une véritable naissance». Pour les enfants et les adolescents, un psychanalyste peut réduire rapidement les difficultés dans des consultations thérapeutiques. Parfois, une thérapie brève de quelques mois, voire quelques semaines, suffisent aussi à des adultes, chez qui le fonctionnement n'est pas trop fragile. Quelqu'un qui souffre psychologiquement peut-il se suffire de la lecture de livres de psychanalyse pour s'en extirper ou bien aller chez un psychanalyste est-il indispensable? Le meilleur livre qu'un humain puisse lire, c'est le sien. C'est à cette belle aventure qu'invite une cure psychanalytique. En enfourchant sa propre langue, une personne voyage dans les recoins les plus sombres de son âme. Il ressort lumineux, après avoir traversé, parfois avec douleurs, ses sombres ténèbres. Ce n'est pas une lecture superficielle, une découverte intellectuelle. On se découvre dans sa chair, dans la douleur, comme un véritable accouchement. Accoucher psychiquement de soi-même, est encore plus douloureux que d'accoucher d'un autre, avec tout le respect que je dois aux mères. Non, aucun livre, aucune bibliothèque, ne peuvent se substituer à une psychothérapie, encore moins à une cure analytique. Le livre, le sport, comme toute chose que nous aimons, nous procure de la joie, du répit, mais jamais au niveau d'un travail de psychanalyse. Plonger dans soi-même, visiter ses entrailles pour ressortir plus vivant, rien ne peut égaler ça. Je remarquerais que pour beaucoup de gens, ces belles activités sont interdites. Leur fonctionnement les empêche de bouger, de lire, de faire du sport, de prendre plaisir, etc. Voilà la vision de la psychanalyse et ce qu'elle observe au quotidien. Les résultats positifs dépendent de quoi? Et sont-ils garantis dans une certaine mesure? Avec un psychanalyste formé dans les règles, le seul risque que prend une personne est d'aller mieux. Il est rare que les problèmes ne se règlent pas. Cependant, ils sont difficiles à obtenir chez l'adulte dont le fonctionnement est défaillant et la pathologie lourde. D'ailleurs, ce type de patients, ne peuvent obtenir de résultats durables, que dans la psychothérapie et la psychanalyse. Le reste sont des thérapies d'appoint qui soulagent provisoirement les gens. C'est valable pour les thérapies traditionnelles et religieuses, comme pour les thérapies qui s'appuient sur la science. Avec les enfants et en partie avec les adolescents, les résultats sont plus faciles, en particulier, quand les parents jouent le jeu et qu'ils sont eux-mêmes relativement en bonne santé. Les troubles de l'enfant sont justement liés aux fragilités et aux insécurités des parents ou de l'un d'entre eux. Un psychanalyste évalue dès les entretiens préliminaires les chances de réussite et le niveau de difficulté. On s'engage avec la personne dans un projet, sur la base d'un consentement éclairé. On ne dit jamais à quelqu'un «Ne vous inquiétez pas si ce n'est pas vrai» ou inversement. De façon générale, les résultats dépendent de la qualité du fonctionnement mental du patient et des compétences du thérapeute. Chez les enfants, ils dépendent également de la qualité des parents.