Un film bouleversant et surtout toujours d'actualité! «Un peu pour mon coeur et un peu pour le Bon Dieu» en référence à ce fameux adage en arabe dialectal algérien, est un film documentaire de 1959, ayant été tourné en 1990-1991 à Oran dans le milieu des Meddahate. Ces dernières sont des musiciennes qui jouent pour les femmes qans les fêtes de mariages, fiançailles et circoncisions. À cette époque- -là, on entend pendant tout l'été, leurs chansons retentissantes des terrasses et des cours où les femmes dansaient,à l'abri des regards des hommes. Le film entre dans ce monde féminin en suivant le groupe de Meddahate le plus populaire, celui de Sid Ahmed et Amin, les seuls hommes parmi toutes les femmes. La réalisatrice a filmé avec tendresse ces moments d'intimité et de liberté où chaque femme et même homme exultent en dansant, laissant libre cours à ce corps si convoité et si honni qu'on a voulu à tout prix le cacher, le voiler..Un film poignant où la joie côtoie la souffrance tue de ces femmes au quotidien...Rencontrées à la 18ème Rencontre cinématographique de Béjaïa où ce film a été projeté en exclusivité en Algérie, 30 ans après sa réalisation à Oran, (un exploit!) la réalisatrice a bien voulu répondre à nos questions.... L'Expression: Vous avez présenté durant les RCB, un film documentaire très particulier qui s'appelle «Un peu pour mon coeur et un peu pour Mon Dieu», qui retrace l'histoire des meddahate qui sont à l'origine du raï d'aujourd'hui entre autres. Un film présenté cette année mais qui date de 30 ans. Parlez-nous de sa genèse chronologiquement parlant? Comment une Suédoise a pu s'intéresser à ces femmes et à en faire un film? Brita Landoff: Si j'avais été algérienne ou française, on ne m'aurait jamais laissé rentrer. Je pense que parce qu'on est venu de loin, de la Suède qu'on n'avait pas de préjugés, on pensait sans doute qu'on n'allait pas comprendre les codes, mais pour moi, mon intérêt pour ce sujet datait depuis longtemps. Déjà en 1974, je rencontrais des musiciennes dans un mariage comme ça, à Alger et ce avant de faire le film. J'étais sociologue. Mes travaux portaient sur l'Algérie. Ce qui me fascinait était la rencontre entre l'orchestre féminin et les femmes. Je voulais souligner ce paradoxe, quand j'ai commencé à faire le film, plus tard. Je suis revenu en 1990. Ma première rencontre avec les musiciennes était déterminante, ça m'a fasciné. À Alger, ce n'était pas des meddahate, c'était différent. Mais au fond, c'est la même chose. Ce sont des femmes qui jouent pour des femmes dans les mariages et les femmes pouvaient enlever leur voile et danser. Ça m'a intéressée, et puis j'ai commencé à faire le film, plus tard. J'ai songé réellement à faire ce film en 1998/1999. J'ai rencontré des musiciennes de raï à Stockholm. Elles m'ont refilé des contacts à Alger et en 1990, je suis parti à Alger pour chercher. À Alger on ne les connaissait pas. J'ai rencontré une chanteuse qui m'a dit qu'il fallait aller à Oran. Je suis donc allée à Oran, j'ai fait les repérages, et j'ai réussi grâce au réseautage, notamment feu Abdelkader Alloula, qui m'a été d'un grand support dans mon travail, en me parlant notamment, de la culture oranaise etc. il y avait aussi son actrice Fadila Hachamaoui qui a été mon assistance et m'a aidée dans les traductions. C'était très important pour moi. En 1990, j'ai pris avec moi mon équipe de la Suède, on était trois femmes. On a commencé à tourner. On est resté cinq semaines. C'était très dur d'entrer dans ce milieu et trouver les musiciennes avec lesquelles je voulais travailler et pour qu'on nous ouvre les portes. Petit à petit, de l'automne puis le printemps, je continuais les repérages à partir de la Suède et je suis revenu à Oran et j'ai ainsi fait la connaissance de Sid Ahmed et Amine, qui travaillaient au même titre que les Meddahates... Comment avez-vous rencontré ces deux personnages atypiques, deux hommes qui sont acceptés dans ce milieu de femmes? Dans le milieu, dans les mariages, comme partout, y compris les Meddahate sont aussi a,cceptées, mais méprisées à la fois. Les femmes soi-disant respectables et honnêtes ont besoin des Meddahate pour pouvoir faire la fête alors que les Meddahate sont en fait considérées comme de mauvaises femmes. Ce qui est intéressant à souligner justement à travers la représentation de ces chanteuses est leur condition, c'est le portrait de ces femmes et leur statut dans la société algérienne qui est dévoilée en filigrane dans votre passionnant film, des femmes sur lesquelles vour portez un regard très tendre...Vous faites le portrait sociologique de ces femmes à la marge. Une partie de cette frange de la société des bas- fonds est mise en lumière grâce à vous.. Oui, c'est très paradoxal, c'est ce que j'ai voulu souligner. C'est une culture très nécessaire. C'était. Maintenant, il y a autre chose, mais à l'époque il fallait des femmes si on voulait s'amuser et danser entre femmes, il fallait ce genre de musiciennes, des femmes étaient obligées de travailler pour l'argent, pour se nourrir et subvenir aux besoins de leurs familles. Pour autant, c'était des femmes méprisées. Elles sont aussi exposées dans un milieu où limites flirtent avec la prostitution. Les frontières sont très floues. Leurs corps et surtout leurs vies respectives sont très exposées..C'est une vie très dure d'être une Meddaha. Souvent elles jouaient aussi pour les hommes. On le voit dans le film aussi. Vous avez réussi à travers votre film à montrer des corps libres d'une certaine manière, qui dansent et qui exultent leur liberté.... Ça, oui. Entre femmes. Aujourd'hui, en tant que sociologue, comment percevez- vous la notion du rapport au corps des femmes dans notre société musulmane, nos pays? Le rapport au corps et à la sexualité est très problématique. D'ailleurs je me souviens qu'à l'époque, j'avais de gros problèmes avec les autorités, car ils ne comprenaient pas pourquoi je voulais faire un film sur les Meddahate. Ils en avaient honte. On me disait: «On a tant de jolies choses dans notre culture, pourquoi aller vers les Meddahate? Il y avait un homme, qui était un responsable au sein du centre audiovisuel au niveau du ministère de la Culture qui trouvait que mon sujet touchait à un gros tabou lié au corps. Il m'a dit que la différence entre mon monde chrétien et protestant et le votre, musulman se situait au niveau du désir, arguant que celui-ci est proscrit chez vous. Les relations sont interdites, tandis que chez nous, les relations sont permises mais le désir est assez supprimé, m'a t-il dit. Ce qu'il voulait dire c'est qu'avec le libéralisme qu'on avait - vous l'avez maintenant-, le désir se banalise. Je trouvais qu'il disait un peu vrai. C'était intéressant. Je pense qu'il y a encore des problèmes énormes quant à la situation de la femme dans tout le monde musulman, mais, pas uniquement, il yen a ailleurs aussi. Je pense que c'est un problème de base dans votre société. Dans chaque dictature, on veut contrôler le corps et la sexualité des femmes. C'est toujours la femme qui doit porter ces barrières... D'où le fait que votre film reste amplement d'actualité et atemporel, voire très actuel... encore plus aujourd'hui... Oui. Parce que ce n'est pas un reportage journalistique. Je ne me dis pas que les choses doivent se passer comme ça ou comme ça, j'essaye de rentrer dans ce qui me fascine. Il n y a pas de scénario. Tout est très documenté. Je ne fais pas de scénario préalable, je ne dit pas aux gens ce qu'ils doivent faire. Comme ça, il en sort quelque chose de plus éternel et c'est dans le montage que le film se fabrique et s'écrit le scénario. D'abord, j'ai commencé par la gaieté à travers la musique, les femmes tout en ajoutant de la douleur chez les musiciennes. Il y a quelque chose de double. C'est pour cela, je crois qu'on se reconnait un peu dans le film aujourd'hui... A t-il fait des festivals, est-il sorti dans le monde? En suède il est sorti au cinéma. À l'époque, il y avait d'ailleurs très peu de documentaires qui sortaient dans les salles. Il est passé à la télévision en Suède et dans les pays nordiques. je ne voulais pas qu'il sorte en France et surtout pas en Afrique duN nord... Est-ce que les protagonistes de votre film, notamment Amine et les Meddahate ont vu le film? Non. Parce qu'à l'époque je l'avais fini en 1993. C'était très risqué de l'envoyer en Algérie. Je l'ai donné à une chanteuse qui habite à Stockholm, Elle avait promis de l'emmener à Sid Ahmed et Amine mais au lieu de faire ça, elle a sorti ce film à Oran pour les calomnier. C'est terrible. Une grande chanteuse a fait ça..Je ne dirai pas qui. Fadila Hachamoui, la télévision suédoise et moi, on s'est mis à récupérer les cassettes vidéo que cette chanteuse commençait à faire sortir. Sid Ahmed et Amine étaient très gênés, très tristes à cause de ça. Il ne leur est rien arrivé, mais ils savaient qu'on riait derrière leur dos. Quand j'ai fini le film au printemps 1993, Alloula était déjà assassiné, je ne pouvais pas venir montrer le film en Algérie. Il fallait vraiment protéger les gens qui étaient dans le film. Comptez-vous le faire sortir maintenant en Algérie? Je vais voir comment je peux faire car je tiens toujours à être restreinte. Bien sûr, il n y a plus de vidéo cassettes comme avant. Ça facilite les choses. Maintenant je vais aller à Oran pour voir les personnes du film, celles qui restent. Je vais essayer de les trouver pour qu'elles sachent que le film est là, j'entends surtout les jeunes filles. Les Meddahate du groupe sont mortes, il en reste une ou deux que je vais tenter de retrouver. Sinon, j'aimerai bien diffuser ce film dans les cinémathèques algériennes. Je l'espère.